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JOUVENTE DE LA TOUR.

éclairait subitement les deux rampes qui encaissent le fleuve comme deux berges gigantesques, allumait au loin la crête blanchie des lames et allait s’éteindre, du côté de Saint-Malo, dans l’opaque nuit du large. Quand les éclairs manquaient à Jouvente, il tournait ses yeux vers le manoir de Rostan du Bosc, espérant s’orienter à l’aide de la lumière de Nielle ; mais, ce soir-là, Nielle n’avait sans doute point allumé sa lampe, Jouvente ne voyait rien.

Il ne perdait pas courage pourtant et ramait avec énergie ; le bac était à moitié route, et les contre-courants du petit archipel commençaient à tourmenter sa coque fatiguée. Jouvente pensait à Nielle et au bonheur du lendemain ; cette pensée lui fit jeter les yeux sur la femme voilée dont chaque éclair lui montrait la taille gracieuse. L’inconnu et cette jeune femme étaient deux amants sans doute : Jouvente était content de servir deux amants.

Tout à coup le vent déferla furieusement sur le bateau qui venait de dépasser le groupe des îles ; le manteau de l’inconnu fut arraché de ses épaules ; le voile de la jeune femme eut le sort du manteau. En même temps le ciel s’embrasa, Jouvente vit les traits de ses deux passagers : les avirons s’échappèrent de ses mains et il demeura comme foudroyé.

La femme voilée était Nielle, l’homme était Robert de Coëtquen-Combourg.

Le bac s’en allait à la dérive ; — Jouvente se leva, chancelant et la tête égarée ; il mit sa main sur l’épaule de Robert.

— Autrefois je t’ai fait l’aumône, dit-il, et maintenant tu me voles mon bien le plus cher… Est-ce ainsi que tu payes ta dette, monseigneur ?

Un sourire railleur vint à la lèvre de Robert.