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FORCE ET FAIBLESSE.

Mais sa jalousie, furieuse et folle, l’aveuglait à l’endroit de sa honte. Sa torture était dans son amour.

La veille encore, Roger était un enfant loyal, mais faible. Aujourd’hui c’était une âme déchue, un gentilhomme indigne, un soldat dégradé, un mauvais frère.

C’est que, pour un cœur faible, l’existence est une périlleuse loterie. La vieillesse peut venir sans chute, par hasard ; mais, le plus souvent, le déshonneur la gagne de vitesse. Le droit chemin, pour employer une expression poétique dans sa trivialité, est un très-étroit sentier qui passe au-dessus d’un abîme. Comment l’homme, pur et bon qu’il soit, résistera-t-il aux passions qui l’attirent vers le précipice, s’il n’a point la force, cet appui auquel seul l’antiquité accordait le nom de vertu ? L’honneur, la probité, la fidélité, chez les cœurs débiles, sont comme ces couleurs éclatantes qui brillent sur les tissus de bas prix. Le matin, elles éblouissent ; le soir, après quelque rude averse, il ne reste qu’un haillon terne et misérable.

Bertrand ne voyait en Roger que le malheureux et non point le coupable. Généreux et dévoué comme tous ceux qui sont forts, il avait résolu, dès le premier moment, d’attirer à lui la tempête pour en préserver son frère. Mais il ne voulait pas dévoiler son dessein, de peur d’éprouver un obstacle de la part de Roger lui-même. Celui-ci se croyait captif ; il fallait lui laisser cette croyance. Aussi, lorsque Roger le somma brusquement de sortir, Bertrand se retira aussitôt. Il était, lui, bien réellement prisonnier, et dut s’arrêter dans la pièce d’entrée qui formait une espèce d’antichambre. Comme il y mettait le pied, une clef tourna dans la serrure de la porte extérieure, et un soldat parut, suivi d’une femme voilée.