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— Vincent, prononça tout bas Blunt, vous n’aviez que votre mère. Moi, j’avais mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère… Avez-vous encore votre mère, Vincent ?

— Oui, Dieu merci ! Je n’ai pas honte de mon état, mais à ceux qui s’étonneraient du choix que j’en fis, je répondrais : Elle était veuve, elle était pauvre, et voici maintenant vingt-quatre ans que la vieille maman Chanut vit à l’abri du besoin.

— Moi, fit Blunt, je suis seul. Ils sont tous morts.

M. Chanut fit un brusque effort pour supprimer toute marque d’émotion et s’écria :

— Alors ne songeons qu’à l’enfant, et ouvrez l’oreille, capitaine ! Je vous ai dit que ma seconde histoire était la vôtre et celle de votre Édouard. Chacun de nous a dans sa propre histoire des pages qu’il n’a jamais lues. Ce que je vais vous dire, vous l’ignorez, puisque votre frère n’est pas vengé.

Je commence :

Voici cinq ans, à peu près, c’était en 1862, le jeune maître Édouard allait avoir ses quinze ans. Le dernier et le mieux aimé peut-être de ceux que vous avez perdus, le vicomte Jean, votre frère, esclave d’un chevaleresque souvenir, avait juré qu’Édouard retournerait en Europe vers sa vingtième année avec une fortune à lui et qui ne devrait rien au patrimoine de sa famille. C’était la volonté de votre frère : tout ce qu’il voulait, vous le vouliez. L’enfant était à vous deux : vous l’aimiez du même cœur, seulement l’amour du vicomte Jean avait sa raison d’être dans une grande passion ; le vôtre était