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vive Dieu ! mon camarade, il ne comptait point sur une si belle finance ! Vous méritez le titre d’intendant honnête homme qui restera attaché à votre nom dans les âges futurs. M. le duc m’a chargé de vous dire que, ne pouvant vous attendre, dans le besoin qu’il a de cacher sa retraite, il vous ferait savoir où le trouver, peut-être demain, peut-être dans une semaine. Et n’est-ce point grande pitié, répondez, que de voir le fils aîné du Béarnais réduit à céler son abri comme s’il était un malfaiteur, poursuivi par les archers ?

— Mort de moi ! fit maître Pol qui serra les poings, c’est indigne, tout uniment !

— Patience ! les temps changeront. En attendant, vous voyez que vous ne me devez point de reconnaissance pour mon hospitalité. J’exécute les ordres de M. le duc. Dormez donc quelques heures en paix, car je vois vos yeux chargés de sommeil.

— J’ai passé trois nuits, mon camarade.

— Dormez. Ce soir je viendrai vous éveiller et nous irons courir un peu les bonnes rues… vous savez ? »

Les yeux de maître Pol brillèrent. Point n’était besoin de gratter bien fort M. l’intendant pour retrouver le page.

« Y a-t-il beaucoup de nouveau ? demanda-t-il.

— Tout est nouveau, répondit Saint-Venant. Je parie que vous ne connaissez pas Marion la Perchepré, qui tient brelan, buvette et Cythère au cul-de-sac de Saint-Avoye ?

— Non, par mon patron ! s’écria maître Pol.

— Nous irons donc voir Marion la Perchepré, mon compère, et vous retrouverez là nos meilleurs compagnons d’autrefois.

— Ah çà ! ah çà ! murmura Guezevern, dans la naïveté de son ravissement, pourquoi diable Mme Éliane ne peut-elle point souffrir un joyeux ami tel que vous ? »

Renaud le regarda en face, ce qui n’était point sa coutume.

Puis il baissa les yeux en poussant un grand soupir.

« Mme de Guezevern est la femme de mon meilleur ami, prononça-t-il à voix basse. Je ne puis que l’honorer et la respecter. Dormez en paix, maître Pol, et au revoir. »

Il tira sa révérence et sortit brusquement.

Guezevern resta tout pensif.

« Mort de moi ! grommela-t-il enfin, voilà qui est extraordinaire. Je jurerais que Renaud, mon camarade, en pense plus long qu’il n’en a dit. Il sait peut-être pourquoi mon Éliane le déteste… et, foi de Dieu ! je le lui demanderai. »

Il eût réfléchi probablement plus longtemps, car la matière était intéressante, si le sommeil ne fût venu à la traverse. Il se jeta tout habillé sur le lit, et bientôt ses yeux se fermèrent, tandis qu’un rêve heureux inclinait au-dessus de son front le rayonnant sourire de sa chère Éliane.