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peine s’il saluait Éliane d’un sourire modeste et presque timide.

Je ne vous cacherai point que dès le troisième mois, dame Honorée songea à le récompenser de cette conduite si méritoire. Elle se dit un soir en se couchant :

« Ma petite Éliane a treize ans ; treize et sept donnent vingt, et quatre, vingt-quatre : le bon âge pour prendre un mari quand on ne veut point entrer en religion ou rester fille. Nous avons donc onze ans de marge, pendant lesquels je puis et je dois garder près de moi ma petite Éliane. D’autre part, mon neveu Pol de Guezevern a dix-huit ans ; dix-huit et onze fournissent vingt-neuf, qui est bien près de trente, et trente est le bon âge pour marier un garçon. Il y aura, dans onze ans, un peu de plomb dans la cervelle de mon beau neveu ; il sera capitaine, je suppose, et vous voyez comme les âges seront bien assortis : vingt-quatre et trente ! ne dirait-on pas que c’est fait exprès ? Eh bien ! eh bien ! je crois que nous verrons ces noces-là, mais dans onze ans seulement, pas un jour de moins ; et, d’ici-là j’aurai ma petite Éliane à moi toute seule. »

On ne peut prétendre que ce fût mal calculé.

Seulement, les calculs humains sont sujets à l’erreur.

Il y avait deux éléments qui semblaient fort étrangers aux calculs de l’excellente dame : les beaux tilleuls du clos Pardaillan et la première messe de l’église neuve des Capucines. Ces deux éléments, cependant, se glissèrent parmi ses chiffres et changèrent du tout au tout le produit de l’opération.

L’habitude de dame Honorée était d’aller à la première messe tous les jours, ce qui donna quotidiennement à maître Pol et à la petite Éliane l’occasion de se rencontrer sous les beaux tilleuls.

Ces pages fous qui ne croient ni à Dieu ni à diable quand ils sont entourés de jeunes coquins de leur sorte, deviennent, vous le savez, en présence de la candeur d’une vierge, les plus délicats, les plus dévots des amants. Dans la tendresse de maître Pol, il y avait toujours ce sentiment de protection qui sauvegarde et qui engage. Bienfait oblige. D’ailleurs, maître Pol se considérait presque comme un vieillard auprès de sa petite Éliane.

Et puis, ne nous y trompons pas, la petite Éliane de maître Pol n’était point une proie sans défense contre les entreprises d’un page.

La Tourette, comme on l’appelait à l’intérieur du couvent parce que, dès son arrivée, pour donner couleur à son séjour, on l’avait placée sous la direction de la sœur tourière, subordonnée elle-même à l’autorité de la maîtresse de la porte, la Tourette avait une raison précoce et surtout une précoce fermeté dont ce récit est destiné à donner des preuves. Elle aimait son père Guezevern (elle le nommait ainsi en riant) comme un frère chéri, mais loin de lui obéir ou de se laisser guider par lui, elle le grondait bel et bien.