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Les héritiers mâles, au contraire, après avoir tué le samedi, aiment à se promener en gants jaunes le dimanche ; ce goût funeste les force à se laver les mains. — Les traditions se perdent.

Ainsi s’en vont, hélas ! pièce à pièce, tous les souvenirs du vieux temps ! et nos neveux pourront voir le jour où le Champ-Dolent, assaini, fera place à quelque abattoir municipal.

La Vilaine, purgée énergiquement, roulera des ondes à peu près claires et ne montrera plus le ventre blanc de ses poissons, mis à mort par sa naïade empoisonneuse !

Il était temps, en vérité, d’écrire l’histoire de Rennes, qui devient une ville tout comme une autre, et nous devons des remerciements au savant bibliothécaire dont l’érudition étoffée a mis au jour sur ce sujet un in-8o précieux…

En 1772, la taverne de la Mère-Noire élevait fièrement ses murailles enfumées entre deux étables à moutons.

Elle avait un renom détestable, ce qui lui procurait une nombreuse clientèle.

Bien peu, parmi ses habitués, pouvaient saisir le calembour aimable de son enseigne, mais chacun en pouvait apprécier la belle composition et admirait, en passant la porte, la grande femme noire avec des yeux blancs et une langue rouge, qui était entourée d’une innombrable quantité de petits enfants, noirs comme elle, avec des langues rouges et des yeux blancs…

Le lendemain du jour qui avait vu l’attaque de M. de Talhoët dans la forêt, et l’effrayant combat soutenu par le baron de Penchou contre Corentin Jaunin de la Baguenaudays, Francin Renard entra dans le cabaret de la Mère-Noire.

Il avait, comme toujours, sa grande veste de futaine déchirée, sa culotte nouée avec des ficelles sur ses jambes maigres et nues, et son large chapeau en éteignoir.

Il était onze heures du matin à peu près. La pièce principale du cabaret, qui ressemblait à la chambre basse d’une grande ferme, commençait à s’emplir déjà.

Autour de chaque table boiteuse on voyait s’asseoir des gens de mauvaise mine, vêtus, pour la plupart, de peaux de bique pelées.

Quelques femmes se mêlaient à eux çà et là, — des femmes descendues au dernier degré de la honte et de la misère.

La salle donnait d’un côté sur la rue du Champ-Dolent, et de l’autre sur le sordide ruisseau dont nous avons parlé ; au delà de ce ruisseau s’élevaient des masures en bois, soutenues par de longs étais vermoulus, dont le pied se baignait dans la vase.

La salle avait deux fenêtres sur la rue et deux fenêtres sur le ruisseau. Malgré ces quatre ouvertures, il n’y régnait qu’un demi-jour épais et enfumé, parce que le maître de l’établissement, craignant sans doute les regards indiscrets, avait eu l’ingénieuse pensée de barbouiller de chaux les carreaux de ses croisées.