Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/803

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute sa hauteur. Il dominait les campagnes vassales, et jetait son regard de maître jusqu’à l’horizon qui était à lui !…

Les heures passaient ; nous étions épuisés de fatigue, et ma sœur se sentait défaillir.

Nous arrivâmes enfin sur les bords du Coëtlosquet, et une longue avenue aligna devant nous son quadruple rang de vieux chênes.

« — Venez, enfants, venez ! » nous dit mon père dont la voix tranquille n’annonçait ni trouble ni lassitude.

Il s’engagea dans l’avenue où croissaient de grands ajoncs épineux, et des genêts qui barraient le passage.

À mesure que nous avancions, la route devenait plus impraticable ; les pieds de nos chevaux s’embarrassaient dans la lande épaisse. — Il semblait que depuis des années, nul pas humain n’avait foulé le sol de cette magnifique avenue.

Mon père poussait son cheval de la voix et des éperons. — Le pauvre animal, harassé, ne marchait plus que par saccades, et bronchait à chaque instant contre les obstacles du chemin.

Devant nous, au bout de l’avenue, se dressait une grande masse noire, dont les angles, irréguliers et comme déchirés, tranchaient sur l’azur étoile du ciel.

On distinguait déjà des tours démantelées, et des pans de murailles qui n’avaient plus de toiture à soutenir.

C’était une ruine immense, sombre, froide, et qui mettait dans le cœur de poignantes idées d’abandon et de mort.

« — Venez ! enfants, venez ! » disait mon père, en frappant son cheval. Celui-ci, par un dernier effort, dépassa les derniers arbres de l’avenue, et s’abattit, mourant, aux pieds de la ruine.

Mon père se releva sans blessures.

Il s’avança vers ma sœur et lui offrit courtoisement la main pour quitter la selle.

Nous étions tous les trois debout au pied des sombres murailles.

Mon père demeurait immobile et muet, — la lune, arrivée au plus haut de sa course, frappait d’aplomb son visage. Il y avait une sorte d’orgueilleuse complaisance sur ses traits.

« — Voyez, Carhoat, voyez, me dit-il, — ceci est le berceau de notre race. Tout ce que je vous ai montré n’est rien… Luzennec, Kerpont, Tremeur, Ploumer, tous nos autres domaines, rassemblés en un seul, ne valent pas la moitié de Carhoat !… Carhoat est un apanage de prince !… »

Nous regardions, Laure et moi, ces liantes murailles désolées, où le lierre pendait, et dont les ans avaient festonné le faîte.

Et notre cœur se serrait douloureusement.

Mon père nous prit par la main, et nous fit monter les marches moussues du perron.