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Nous le suivions, dociles, franchissant les haies, sautant par-dessus les palis aigus et coupant à travers les champs, que la neige transformait en éclatants tapis.

« — Venez ! enfants, venez ! nous criait-il de loin, tandis [que son cheval bondissait fougueusement, et faisait jaillir sous ses pieds des gerbes d’étincelles. Il atteignit la ligne des collines que nous avions aperçues à l’horizon. Il s’arrêta une seconde fois.

Son regard brillait sous ses sourcils blanchis.

« — C’est donc une noble fortune que celle de nos pères ! dit-il. — Regardez au-dessous de vous, enfants… Voici à votre droite la forêt de Luzennec, qui nous est venue en 1560 par le mariage de Jean Guern, seigneur de Carhoat, notre aïeul, avec haute et puissante dame Marie de la Cruze de Luzennec, cousine de messieurs de Rieux… Dans le partage de monsieur mon père, cette forêt a été estimée quatre-vingt mille écus. Tout là-bas, derrière les derniers arbres, ces pointes noires qui tranchent sur le ciel, sont les donjons du manoir de Luzennec… Pauvre demeure, mon fils ! et que l’on peut à peine porter à trois cents écus de rentes… Ne parlons point de cela… »

Il tourna sur lui-même et désigna du doigt l’immense plaine qui s’étendait à ses pieds.

« — Je ne saurais point vous dire, reprit-il, — à quelle époque ces champs que voici sont tombés en notre héritage. C’est aussi vieux que le nom de Carhoat… Il y en a beaucoup et vous n’en pouvez point voir la fin… Celui-là serait un insensé qui les donnerait pour moins de cent mille écus… C’est le domaine de Ploumer. »

Son regard remonta de la plaine au manoir, et il secoua ses longs cheveux en poussant un rauque éclat de rire.

Nous écoutions, ma sœur et moi, en silence. Quelque chose donnait pour nous aux paroles de notre père une signification lugubre. — Il parlait d’opulence, et rien jusqu’alors n’avait pu nous faire soupçonner notre misère.

Pourtant notre cœur se serrait comme si tout ce que nous entendions eût été une amère raillerie…

La lune montait au ciel, éclairant le visage de mon père, qui s’enflammait de plus en plus et rayonnait, ardent sous la neige de sa chevelure.

« — Venez, enfants, venez ! » nous cria-t-il.

Ses éperons s’enfoncèrent dans le ventre de son cheval, qui bondit et se reprit à dévorer l’espace.

Les montagnes d’Arrez étaient à notre droite. La lune mettait des étincelles bleuâtres aux fragments de quartz qui perçaient de tous côtés sous la bruyère, — le givre scintillait aux branches des arbres.

Nous passions, emportés par notre course haletante, et les mille lueurs parsemées dans la campagne semblaient des traits de feu qui fuyaient derrière nous.