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vivre et mourir tout seul en un lieu où l’infamie de Carhoat n’ait point encore pénétré !

Une larme coula sur la joue pâlie de Lucienne.

— Mon Dieu ! reprit Martel, dont la voix grave tremblait ; — il y a quatre ans nous étions bien pauvres déjà… mais nous n’étions que pauvres, et j’aurais eu le droit d’accepter le don de votre amour… Il y a bien longtemps que dure la déchéance de notre famille… Carhoat a glissé lentement du faîte des honneurs au plus bas de la honte… Il lui a fallu de longues années pour cela, mademoiselle.

Lucienne n’osait répondre. Son cœur se serrait et prenait sa part de l’angoisse douloureuse qui torturait Martel.

— Nous étions bien puissants ! poursuivit celui-ci, qui fuyait involontairement le présent pour se reporter vers le grand passé de sa race ; — notre bannière était au premier rang parmi celles des chevaliers chrétiens qui allèrent mourir à la croisade… Nous étions bien riches !… le domaine des Carhoat touchait aux montagnes d’Arrez et avait pour limites les rivières du Relec et de Tremorgan… il confinait à trois villes… Pleiber-Christ voyait nos grandes forêts ; les bourgeois de Morlaix se reposaient sous les arbres de notre parc ; Plougouven nous demandait la permission de pêcher dans nos étangs… Pendant quinze ans de ma vie, Lucienne, j’ai cru que Carhoat était toujours le maître de cette immense fortune… À Brest, où j’ai été élevé, mon père m’entretenait avec ma sœur sur le pied des plus riches enfants de famille… Parfois il venait nous voir… c’était encore alors un cavalier plein de force et dont le visage fier s’encadrait d’une épaisse chevelure noire… Il avait conservé sa jeunesse et sa beauté, bien qu’il fût arrivé déjà aux limites de l’âge mûr !… Ah ! vous ne savez pas, Lucienne, quel noble feu il y avait dans le regard de mon père ! et comme il portait haut son front où brillait le vaillant orgueil du gentilhomme !

La voix de Martel faiblit et se voila.

— Quant à Laure, reprit-il, c’était le cœur et la beauté d’un ange !… Vous l’avez vue, mademoiselle, vous savez si Dieu créa jamais une créature plus parfaite !… Oh ! que je l’aimais ! que je l’aimais !

Martel se couvrit le visage de ses mains, et un sanglot souleva sa poitrine. — Lucienne tâchait de retenir ses larmes.

— Un jour, poursuivit Martel, il y a de cela un peu plus de quatre ans… M. le marquis de Carhoat, qui était alors député de la noblesse de Morlaix aux États de Bretagne, vint à Brest… il y avait deux années que nous ne l’avions vu, ma sœur et moi… Durant cet espace de temps l’âge et le malheur avaient pesé sur lui bien cruellement sans doute, car des rides profondes étaient maintenant à son front, et sa chevelure, jadis noire, dispersait, autour de son visage vieilli, ses boucles blanches comme la neige.

Nous remarquâmes ce changement avec tristesse ; — M. de Carhoat nous dit :