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— À la santé du chevalier de Talhoët !


Au château de Presmes, les deux soupirants des filles du vieux veneur, MM. le baron de Penchou et Corentin Jaunin de la Baguenaudays, ronflaient avec zèle et ne se doutaient guère du complot qui se tramait contre leur bonheur.

La comtesse Anne dormait aussi, et rêvait sans doute aux belles fêtes des autorités de Rennes, aux bals brillants de l’hiver qui venait, et à ces fiers gentilshommes des États, parmi lesquelles il lui faudrait choisir bientôt un nouvel époux.

Ce n’était, autour de son chevet, que parures ruisselantes sur des robes de velours, que fronts souriants et inclinés, que moustaches noires orgueilleusement relevées, et que longues plumes balayant le sol en cadence, aux gracieux saluts des menuets…

La comtesse Anne aimait tout cela. C’était une femme charmante qui avait l’esprit du monde, et qui était faite pour être adorée.

Elle était frivole, hautaine, coquette, juste autant qu’on peut l’être en gardant un noble cœur.

Elle rendait poètes messieurs des États, et nous étonnerions le lecteur si nous faisions le compte des madrigaux parlementaires, où la verve des représentants de la noblesse bretonne la comparait à une rose à peine éclose.

Lucienne, dont la beauté plus élevée recouvrait une âme supérieure, n’excitait point à beaucoup près une admiration pareille. Elle passait presque inaperçue à l’ombre de sa sœur.

Elle n’était pas assez gaie : sa parole ne coulait pas assez babillarde. Ses éclats de rire étaient trop rares.

Vis-à-vis de certaines natures, le rire est un philtre irrésistible ; une femme qui rit est à coup sûr aimée. — Il y a chance que beaucoup ne regarderont point une femme qui pense.

Pour attirer l’attention de la foule, il faut le bruit ou la lumière. — Et la gaieté rayonne, et le rire retentit…

Lucienne ne dormait point. Sa fenêtre était maintenant seule éclairée dans toute la façade du château.

Elle s’était jetée sur son lit. Elle avait cherché le sommeil ; mais le sommeil n’était point venu.

L’image de Martel restait là près d’elle, obsédante, impossible à chasser.

Était-il revenu ? était-ce bien lui qu’elle avait vu sous sa fenêtre ? ou bien cette vision aperçue était-elle le mystique adieu que l’âme du mourant envoie à ceux qu’il aime ?

Aux heures de la nuit, la superstition a plus d’empire, et ceux qui rêvent souvent, croient volontiers aux choses surnaturelles.

Le cœur de Lucienne se serrait et des larmes brûlaient sous sa paupière.