Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/752

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— C’est entendu, dit-il.

Le chevalier lui arrêta le bras, au moment où il allait amener.

— Permettez ! interrompit-il… il y a cent mille écus pour le gagnant, mais il en reste cinquante mille pour le perdant… car je propose de stipuler que ma demoiselle de Presmes sera la consolation du vaincu.

Le calcul de Kérizat n’était certes point difficile à démêler. Seul contre trois et réservant ce pis-aller magnifique aux éventualités de sa défaite, il ne pouvait manquer de gagner, quoi qu’il advint, tandis que deux des fils de Carhoat devaient être frustes et n’avoir point de part dans la riche aubaine.

Mais la vue des dés et l’eau-de-vie qui coulait à flots dans les verres échauffaient de plus en plus les jeunes gens.

Ils étaient pris maintenant d’une folle envie de ce gigantesque coup de dés qui allait décider de leur fortune.

Le vieillard agitait le cornet avec une sorte de frémissement convulsif. Le roulement sec des petits cubes d’ivoire irritait l’ouïe des trois frères et piquait leur impatience.

— Accordé ! accordé ! s’écrièrent-ils tumultueusement ; — le vaincu aura mademoiselle de Presmes !…

— Lucienne ! murmura l’enfant qui écoutait toujours ; — Lucienne que mon frère Martel aime tant, et qui aime tant mon frère !…

C’était à lui que Bleuette, dépêchée par mademoiselle de Presmes, demandait presque tous les jours des nouvelles du jeune garde-française. Bien rarement Petit René y pouvait répondre, car les lettres de Paris étaient lentes à venir ; mais quand il y avait une bonne nouvelle, René allait tout joyeux vers Bleuette : c’était une occasion de la voir, un prétexte de lui parler.

Mais Bleuette s’esquivait bien vite et courait au château vers mademoiselle de Presmes.

C’était comme cela que Petit René avait appris l’amour mutuel de son frère Martel et de Lucienne.

— C’est convenu ! poursuivit le chevalier ; — toutes les bases sont posées… et nous allons faire serment sur notre honneur de gentilshommes de remettre le jugement de notre querelle au sort de cette partie ?

Les trois Carhoat hésitèrent.

— Jurez, enfants ! s’écria le vieillard en secouant sa longue chevelure blanche. — Jurez ; vous gagnerez !

Ses yeux brûlaient et son visage, animé soudainement, respirait la passion enthousiaste du joueur.

Prégent se décida le premier.

— Bah ! dit-il, — je le jure.

À quelques secondes d’intervalle, Philippe et Laurent répétèrent :

— Je le jure !

— Allez, dit Kérizat en iâchant le bras du marquis.