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— Tais-toi !

Il se fit dans la salle souterraine un silence qui dura quelques minutes.

Carhoat et ses fils vidèrent leurs verres plusieurs fois, comme pour secouer le fardeau d’une pensée opportune.

— C’était une noble fille ! dit enfin Laurent, qui passa le revers de sa main sur son front pâli. — Il m’est venu parfois la pensée qu’un coup de fusil par derrière, lorsqu’elle court à cheval dans la forêt, serait le plus beau présent qu’on pût lui faire… car elle souffre, messieurs de Carhoat, elle souffre le martyre !

— La dernière fois que je l’ai vue, prononça Philippe à voix basse, elle pleurait.

— Toutes les femmes pleurent ! dit Prégent. — Allons, morbleu ! monsieur mon père, si vous n’y mettez ordre, nous allons bientôt pleurer aussi… Ma sœur est plus riche que nous, donc elle est plus heureuse… Si elle est quelquefois d’humeur maussade, c’est l’affaire de monsieur le lieutenant de roi !…

— Tais-toi, Prégent ! murmura le vieux marquis.

Il semblait ne point dire cela pour lui surtout, mais pour les deux autres Carhoat, dont les yeux brûlaient déjà de colère.

En ce moment, les trois frères se montraient sous un aspect nouveau. Leur ivresse accrue ne laissait plus en leur personne le moindre reflet de noblesse ou d’élégance. Ils secouaient leurs cheveux incultes autour de leurs visages enflammés. Leur nature sauvage se dévoilait à nu. — Ils étaient beaux encore, mais à la manière de ces têtes diaboliques qui ressortent sur le fond obscur des toiles de l’école espagnole.

Prégent remit bruyamment son verre vide sur la table.

— Que me fait tout cela ! reprit-il ; — Laure a l’âge d’une femme ; elle fait ce qu’elle veut. — J’entends bien qu’il ne soit pas permis à ce vieux drôle, — il montrait Francin Renard qui cachait son nez rouge dans son verre, — de parler sans respect de mademoiselle de Carhoat, mais moi, par exemple, qui pourrait se vanter de me lier la langue ?…

— C’est moi !…

— C’est moi ! prononcèrent en même temps Laurent et Philippe.

— La paix, morbleu ! s’écria le vieux Carhoat d’une voix tonnante, — nous sommes ici pour boire, pour chanter et pour parler de nos affaires !… Tais-toi, Prégent. Faites la paix au nom du diable, et buvons un coup pour nous remettre !

Carhoat emplit les verres à la ronde.

— Trinquons, dit-il.

Les trois jeunes gens hésitèrent.

Le vieux marquis frappa son gros poing sur la table, ses yeux flamboyèrent sous ses sourcils blanchis.

Francin Renard tremblait de tous ses membres, — car la colère des jeunes gens n’était rien, mais quand le vieux marquis se fâchait tout de bon, il y avait tempête.