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XII
L’ESCALIER


Le déshonneur appliqué à la femme qui nous touche par le lien du sang ou du mariage a quelque chose de si poignant et de si cruel, que la susceptibilité, à cet égard, survit souvent à la honte acceptée. — On peut dire que l’homme arrivé au stoïcisme sur ce sujet brûlant atteint les limites extrêmes de la dégradation morale ou s’assied sur la marche la plus haute de l’escalier philosophique…

Les deux branches de ce dilemme sont moins divergentes qu’on ne croit de nos jours. Car l’escalier de notre philosophie est une échelle branlante, dont les degrés tout neufs et vermoulus déjà conduisent on ne sait où. Lequel vaut mieux de monter ou de descendre ce perron mal hanté où vous coudoyez tant de pédants bouffis qui ont pour religion l’absurde, et qui font danser leurs idées devant la foule comme autant de marionnettes vêtues de haillons pailletés !

En tout cas, le déshonneur qui suit la chute de la femme était ressenti plus vivement, s’il est possible, dans l’ancienne société française que de nos jours. Notre histoire se passe au XVIIIe siècle, sous ce règne où les mœurs faciles relâchaient tout lien de famille et amollissaient jusqu’à l’orgueil du sang, le plus tenace de tous les orgueils, — mais notre histoire se passe bien loin de la cour, en un pays où l’on ne lisait guère les délicieux petits contes moraux, dont la poésie philosophique émaillait les boudoirs parisiens ; — notre histoire se passe en Bretagne.

La pensée de Laure, jetée tout-à-coup au travers de l’orgie, mit de l’inquiétude et de la colère sur le front du vieux Carhoat, et tomba comme un poids glacé sur l’ivresse naissante des trois jeunes gens.

Cela ne veut point dire que le vieux Carhoat fût pur de tout reproche à ce sujet ; mais sa conscience n’aimait point à être éveillée par le seul côté qui, en elle, restât sensible et vulnérable.

— Francin Renard, dit-il avec une froideur menaçante, — si jamais tu prononces un seul mot là-dessus, je te tue comme un chien !

— Notre monsieur… murmura le paysan, — il n’y a pas d’offense…