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— Et si tu ne reviens pas dans un quart-d’heure avec du vin frais, dit Laurent, l’aîné de Carhoat, je te fais prendre un bain dans la Vanvre.

Noton, accoutumée a ces menaces, sortit sans se hâter.

Les quatre Carhoat portaient le costume que nous leur avons vu dans le taillis, et Francin Renard n’avait eu garde de changer le sien, attendu que toute sa garde-robe était en ce moment sur son dos.

Il avait seulement remplacé, avec la permission de son maître, son grand chapeau en éteignoir, par un bonnet de laine qui gardait ses longues oreilles contre l’humidité du souterrain.

Les trois fils aînés du marquis se ressemblaient assez de taille et de visage ; l’aîné, Laurent de Carhoat, était un beau cavalier aux traits aquilins, au regard intelligent et fier que voilait en ce moment l’ivresse. Ses abondants cheveux châtains tombaient en boucles mêlées jusque sur ses épaules. Il avait une fière moustache noire retroussée, et n’eût été quelque vague expression, stigmate mystérieux que le vice ou la honte sait imprimer même à la fierté, on l’aurait pu prendre pour un grand seigneur en goguette.

Prégent, le second, avait l’air plus grossier, et sa chute se lisait mieux sur ses traits indolents, dépourvus de caractère.

Phihppe, le dernier, ressemblait presque trait pour trait à Martel. Il avait comme lui de longs cheveux blonds sur un front pensif. La seule différence était dans le regard dur de ses yeux et dans l’amertume fatiguée de son sourire.

Tous trois en ce moment avaient la face empourprée par l’ivresse.

Le vieux Carhoat, qui avait bu autant qu’eux, gardait une sorte de sang-froid.

Quant au fermier Renard, il était violet ; mais ce digne paysan ne perdait jamais la tête ; il pouvait mourir à force de boire, mais ne pouvait point s’enivrer.

— C’est le diable ! dit Laurent poursuivant la conversation, interrompue par l’arrivée de la vieille Noton. — On ne gagne pas à ce métier-là le vin qu’on boit et le pain qu’on mange… Il y a des jours où je serais tenté de croire que le meilleur métier est celui d’honnête homme !

— Bah ! fit Prégent, — il y a comme cela de mauvaises veines… On gagne un jour, on perd le lendemain.

— Voilà longtemps que nous n’avons gagné, dit Philippe.

— Raison de plus pour que la chance tourne, enfants ! s’écria Carhoat. — Allons, vive la joie, morbleu ! Depuis quand parlons-nous raison dans notre trou ?

— C’est qu’on réfléchit, père, répliqua Laurent : — la nuit est longue sur les grands chemins. Quand on se sent de l’argent dans ses poches, cela tient lieu de conscience… On s’étourdit… On a le cœur de rire et de chanter… mais quand on revient les mains vides…

— Eh bien ! monsieur le comte, interrompit Carhoat, — Quand on a manqué le cerf un jour, on prend sa revanche le lendemain.

— Le père a raison, dit Prégent. — Bois, Laurent ; bois, Philippe, et chantons.

Il entonna un air à boire en langue bretonne ; le vieux marquis le soutint