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— Moi, je suis vieux et j’ai vu bien des choses !… Le chagrin ressemble à un poison lent et sûr qu’une main patiente verserait à doses calculées…

Le docteur s’interrompit ; ses yeux se baissèrent.

— C’est la vérité ! ajouta-t-il comme malgré lui ; j’ai vu l’un et l’autre… ce sont des morts pareilles… Seulement, l’une est encore plus cruelle que l’autre ! j’ai connu dans ma vie un homme qui, durant des mois entiers, versa chaque jour quelques gouttes d’un breuvage mortel dans la coupe d’un pauvre vieillard… Il fallait avoir pour cela un cœur bien impitoyable ! Eh bien, je ne sais pas si cet homme, tout endurci qu’il était, aurait eu le courage de poursuivre jusqu’au bout un empoisonnement par le chagrin !

Mira fit une seconde pause ; puis il ajouta, en laissant errer sur sa lèvre mince un sourire profondément amer :

— Il faut une femme pour cela !…

Le jeune docteur écoutait, surpris, et se perdait à vouloir saisir le sens caché de ces paroles.

— Une femme ? répéta-t-il, on cite, en effet, de monstrueux exemples… mais ici nous avons une femme qui est l’honneur de son sexe… je l’ai vue penchée à ce chevet, Monsieur… c’est un ange !

Un éclair sardonique s’alluma dans l’œil cave du Portugais.

— On disait pourtant que cet homme était un démon !… murmura-t-il.

— Quel homme ?

— L’empoisonneur qui mit un an à tuer le vieillard… Démon, ange, ce sont deux mots vides de sens !… et il faut un œil bien subtil pour voir le fond du cœur de la femme !

L’étonnement de M. Saulnier augmentait à chaque mot de son collègue. Il ne voulait point comprendre encore, mais la lumière se faisait, malgré lui, dans son intelligence.

Il contemplait le docteur d’un œil inquiet, comme s’il eût craint et désiré à la fois de le voir s’expliquer.

Mais le docteur gardait maintenant le silence ; on eût dit qu’il s’entretenait avec des souvenirs pénibles, évoqués à l’improviste.

En ce moment, la porte s’ouvrit : madame de Laurens, belle et portant