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d’or sur les coutures qu’il en faudrait pour galonner la chape de monsieur le prieur de Saint-Melaine !…

Anne n’eut pas le temps de lire le reproche timide que lui envoya le regard de sa sœur ; Lucienne, en effet, baissa les yeux en rougissant et cacha sous sa paupière close une larme, tôt réprimée, qui vint se perdre dans ses longs cils.

Son cœur battait bien fort. — Sans le savoir, sa sœur venait de lui parler de Martel.

Depuis une minute, monsieur de Presmes regardait avec une inquiétude croissante le visage du chevalier.

Celui-ci, raide, froid, compassé, avait déposé sa fourchette sur la table et tenait la main sous les revers de son habit.

— Allons, comtesse ! dit le bonhomme, allons, Anne, ma chère fille, ces matières-là ne conviennent point aux dames…

— Et pourquoi cela, monsieur mon père ? s’écria la jeune femme que la contradiction échauffait davantage.

— Laissez parler madame la comtesse, monsieur mon ami, dit Kérizat avec un sourire équivoque, — les dames sont des adversaires dangereux… et dans ces temps de trahison et de troubles, il est bon de savoir au juste où sont les ennemis du roi et où sont les sujets fidèles.

La comtesse se mordit la lèvre et jeta au chevalier un regard de colère. — Sa jolie bouche s’ouvrit ; d’impétueuses paroles se pressèrent en foule sur sa lèvre, mais un coup d’œil suppliant de son père lui imposa le silence.

Les convives demeuraient muets, et l’embarras, gagnant de proche en proche, faisait le tour de la table.

Au bout de quelques minutes, la comtesse se leva et se retira.

— Allons, Kérizat, s’écria M. de Presmes, voici ce redoutable adversaire en fuite… Célébrons notre victoire et buvons à la santé du roi !

Kérizat laissa remplir son verre, puis son regard parcourut le cercle des convives pour venir se reposer sur le capitaine des chasses, qui baissa les yeux sous sa perçante sévérité.

— Qu’avez-vous donc, chevalier ? balbutia monsieur de Presmes.

— Monsieur mon ami, répliqua celui-ci avec emphase, — je veux croire que cette santé portée par vous est le cri d’un cœur loyal et non point une vaine comédie… mais je ne m’attendais pas, — il prit un accent pénétré, — je ne pouvais pas m’attendre à voir la bouche d’une fille de Presmes s’ouvrir pour prononcer de ces paroles…

— Mais je vous jure qu’elle plaisantait, voulut dire le bonhomme.

— Je vous jure, moi, monsieur mon ami, répliqua péremptoirement Kérizat, que madame la comtesse ne plaisantait pas.

Les officiers de la capitainerie écoutaient curieusement cette discussion, et la plupart d’entr’eux commençaient à regarder le chevalier avec défiance.