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Et Martel revenait sans titre, sans grade, avec un uniforme usé qu’il n’avait plus le droit de porter ! et il trouvait au retour la distance qui le séparait de Lucienne transformée en un profond abîme qu’avait creusé le déshonneur !

Il était parti enfant, il revenait homme.

Le monde lui avait dit ça et là ses désespérants secrets…

Son amour n’était plus qu’une souffrance. — Et quand venaient, à la traverse, quelques heures d’espérance passionnée, c’était une fièvre qui, calmée bientôt, le rejetait au plus profond de ses découragements amers.

Au commencement de l’entretien, Bleuette avait déjà fait luire au dedans de lui un de ces fugitifs éclairs de joie. Il était jeune, ses illusions perdues ne demandaient qu’à revenir et savaient encore le chemin de son âme.

Le nom prononcé de Lucienne fit battre doucement son cœur et lui rendit pour un instant quelqu’un de ces rêves aimés où il croyait autrefois lire l’avenir.

Mais que d’amertume après ce bonheur de quelques minutes ! Bleuette venait de lui dire une page de l’histoire de sa famille. — Et quelle bouche plus amie pouvait adoucir mieux ce que ces révélations avaient de cruel ?…

Bleuette aimait Martel de toute la tendresse dévouée qu’elle portait à mademoiselle de Presmes. — Bleuette aimait Laure comme une sœur, sa bouche qui s’ouvrait pour accuser aurait voulu défendre.

Aussi chacune de ses paroles tombait sur le cœur de Martel comme un poids glacé. — Il n’y avait plus ni espoir, ni doute, mais il voulait savoir encore et davantage, savoir tout et faire exact le bilan de son malheur…

Après un silence, pendant lequel Bleuette cherchait un moyen de mettre fin à ce douloureux interrogatoire, Martel reprit :

— On m’a dit autre chose encore… je vous prie de ne me rien cacher, Bleuette.

— Martel, je vous en supplie, répliqua la jeune fille, laissons ce sujet qui nous fait tant souffrir tous les deux… Croyez-moi, Laure avait un noble cœur… Elle doit être bien malheureuse !

Martel avait des larmes plein l’âme ; mais son émotion se voilait sous les apparences d’une froideur austère.

— C’est un service que j’impose à votre amitié dévouée, Bleuette, dit-il ; je sais que cela vous attriste, car vous êtes bonne et vous aimiez ma sœur… : mais je vous le répète, ces choses, en passant par toute autre bouche que la vôtre me tueraient.

Il s’arrêta et poursuivit en redoublant de calme :

— Vous en étiez à me dire que M. le marquis de Carhoat et ses trois fils aînés avaient assisté en silence à la honte de leur fille et de leur sœur.

— Oh ! s’écria Bleuette vivement, René le pauvre enfant n’eût pas fait cela, Martel !… Il vous ressemble de cœur comme de visage… ; mais il ne sait rien. Qui donc aurait la cruauté de mettre des larmes parmi ses enfantines rêveries ?