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C’était en un moment où il n’y avait point d’états ; M. de Kérizat était à Quimper.

Martel resta un an auprès de son père et ne s’aperçut de rien, parce que, dès les premiers jours, il avait vu Lucienne de Presmes et qu’il était amoureux.

Ce furent des heures bien douces.

Martel avait auprès de Lucienne un avocat adroit et dévoué, la jolie Bleuette de Fontaine aux Perles. — Et il n’avait pas besoin d’avocat.

Lucienne et lui se voyaient tous les jours ; Lucienne avait seize ans ; Martel achevait sa dix-huitième année. — Ils s’aimèrent.

Un beau jour, Martel apprit vaguement quelle était la situation de son père. Il s’était cru riche jusque-là : il se découvrit pauvre.

Pour la première fois, il se rendit compte de la distance énorme qui était entre lui et mademoiselle de Presmes, l’une des plus riches héritières du pays de Rennes. — Ses trois frères aines, arrivés à l’âge d’homme, se vautraient dans la paresse et menaient, sur des degrés inférieurs de l’échelle sociale, la même vie que leur père.

Martel ne savait rien du monde, qu’il voyait à travers les faux enseignements du collège et les illusions romanesques de l’amour.

Il vint un soir dans le parc de Presmes, où Bleuette et Lucienne l’attendaient.

Il dit à Lucienne :

— Mademoiselle, je viens d’apprendre que je suis pauvre… vous êtes bien riche, et pourtant je vous aime… Je pars ce soir pour Paris… je vais offrir au roi mon épée, comme il convient à un gentilhomme… Attendez-moi quatre ans, Lucienne, je vous en prie… Dans quatre ans, je vous le promets sur l’honneur, je reviendrai riche et grand et digne de vous. — M’attendrez-vous, Lucienne ?

Les deux jeunes filles voulurent se récrier, mais Martel se mit à genoux, et répéta :

— Lucienne, m’attendrez-vous ?

— Je vous attendrai, murmura bien bas mademoiselle de Presmes.

Martel lui baisa la main et s’enfuit.

Jamais tant de joie n’avait été dans son cœur.

Les deux jeunes filles restèrent seules, émues. — Les grands yeux noirs de Bleuette étaient pleins de larmes.

— Comme il m’aime ! dit Lucienne ; — il reviendra colonel…

— Oh ! ce n’est pas assez ! s’écria Bleuette : — il reviendra général !…

Lucienne n’avait garde de la contredire.

Elles prolongèrent longtemps leur promenade sous les grands arbres du parc. Avant de se séparer, la nuit venue, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en mêlant de douces larmes avec de jeunes sourires.

Et toutes deux répétèrent :

— Il reviendra général !

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