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— Martel ne pouvait voir leur visage.

Ils passèrent sous le vent, qui continuait à souffler avec violence, et leurs voix n’arrivèrent plus à l’oreille du garde-française qu’en accents brisés et confus.

Il se tourna en rampant sur la plate-forme, afin de ne point les perdre de vue.

Son regard, laissant le paysan Francin, s’attachait exclusivement à Carhoat, dont la figure rougissait de colère entre les masses épaisses de ses grands cheveux blancs.

Les traits de Martel, tandis qu’il le contemplait ainsi, avaient une expression inquiète, émue et presque respectueuse.

— Ses cheveux ont blanchi ! murmurait-il ; — il a bien souffert !… Mon Dieu, c’était un noble cœur que vous aviez fait pour ce noble visage !

En ce moment le vieux Carhoat se prit à rire ; Renard et lui s’étaient tournés vers le château de Presmes, dont les hautes cheminées tranchaient les dernières lueurs du couchant.

Le nom de Lucienne prononcé par le vieillard vint jusqu’aux oreilles de Martel, qui tressaillit et tendit le cou pour mieux entendre.

Les gestes des deux interlocuteurs s’animaient ; leurs doigts tendus désignaient fréquemment le château, mais leurs voix baissaient, et l’ouïe attentive de Martel pouvait à peine saisir çà et là quelques paroles dépareillées.

Parmi ces paroles, le nom de mademoiselle de Presmes et celui de la comtesse Anne revenaient souvent. — Martel ne respirait plus. Il se penchait en dehors de la plate-forme ; ses yeux dévoraient les deux interlocuteurs. Aux noms de Lucienne et de la comtesse, ceux-ci joignaient de temps à autre les noms de Prégent, de Philippe ou de Laurent.

Et alors le vieil homme à la peau de bique riait de tout son cœur d’un air méchamment triomphant. — Le paysan riait aussi et jetait en l’air son entonnoir de feutre.

Le jour baissait rapidement, et l’horizon se couvrait de nouveau. Carhoat et Renard revinrent sur leurs pas. Au moment où ils dépassaient la pierre, le vent reprit leurs paroles pour les porter à Martel.

— Ça sera difficile, disait Renard, ça sera difficile !… S’il ne s’agissait que d’attaquer l’impôt dans la forêt, je sais bien où nous trouverions des pratiques… mais le bonhomme est aimé, voyez-vous !… entre Château-Bourg et Liffré, vous ne trouveriez personne pour lui jouer ce bon tour !…

— J’ai les trois enfants, répondit Carhoat ; — ce sont des gentilshommes, morbleu ! comme leur frère Martel, que j’ai envoyé là-bas servir le roi !

— Ça fait trois, répliqua Renard, et il y a au château une dizaine d’officiers de vénerie, sans compter les gardes de la capitainerie, le baron de Penchou, M. de la Baguenaudays et les gens du bonhomme…

— Eh bien ! Renard, on peut aller à Rennes… Il y a de bons Bretons au