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était couché depuis quelques minutes à peine, mais il faisait nuit déjà sous les sombres voûtes de la forêt. Les clairières seules montraient leurs ajoncs illuminés par cette lueur chatoyante que le crépuscule du soir laisse au zénith. Jude s’en allait à pas lents et la tête tristement baissée. Il avait donné son cheval à un soldat.

Le bon écuyer sentait son courage l’abandonner en même temps que l’espoir. Pourquoi chercher encore lorsqu’on est sûr de ne point trouver ? Jude avait besoin d’évoquer le souvenir vénéré de son maître pour garder quelque énergie à sa volonté chancelante. Un péril à braver l’eût trouvé fort ; s’il n’eût fallu que mourir, il serait mort avec joie. Mais il n’y avait rien, ni péril à braver, ni mort à affronter. Treml n’aurait point le bénéfice des efforts tentés : à quoi bon combattre ?

Jude, après avoir cheminé quelque temps sans but, prit la route de la loge du charbonnier Pelo Rouan.

— Nous causerons de Treml, se disait-il en soupirant ; peut-être aura-t-il appris quelque chose depuis hier.

Jude n’avait pas fait vingt pas dans cette direction nouvelle, lorsqu’un bruit sourd, lointain encore, mais familier à son oreille de vieux soldat, arriva jusqu’à lui.

C’était évidemment le bruit produit par la marche d’une nombreuse foule, dont les pas s’étouffaient sur la mousse de la forêt. Jude s’arrêta. Ce ne pouvait être l’escouade des sergents de Rennes, car les pas venaient du côté opposé à la ville, et avançaient plus rapidement que ne fait d’ordinaire une troupe soumise aux règles de la discipline.

Jude devinait rarement ; il en était encore à s’interroger, lorsque l’agitation des branches du taillis lui annonça l’approche de cette mystérieuse armée. Il n’eut que le temps de se jeter de côté sous le couvert.

Au même instant, une cohue pressée, courant sans ordre, mais à bas bruit, fit irruption dans le sentier que Jude venait de quitter. À la douteuse clarté qui régnait encore, le vieil écuyer tâcha de compter, mais il ne put. Les hommes passaient par centaines, et incessamment d’autres hommes sortaient du fourré.

C’était un spectacle étrange et fait pour inspirer l’effroi, car aucun de ces hommes ne montrait son visage aux derniers rayons du crépuscule. Tous avaient la figure couverte d’un masque de couleur sombre, — tous hormis un seul qui portait aussi un masque blanc comme neige, au milieu duquel reluisaient deux yeux ronds et incandescents, comme les yeux d’un chat-pard.

Cet homme qui était de grande taille, mais d’une bizarre tournure, marchait le dernier. Lorsqu’il passa devant Jude, il se trouvait en arrière d’une cinquantaine de pas sur ses compagnons, et le vieil écuyer le vit avec étonnement faire, sans effort apparent, deux ou trois bonds réellement extraordinaires, qui le portèrent en quelques secondes à l’arrière-garde de la fantastique armée.

Jude demeura plusieurs minutes comme ébahi. Au bout de ce temps, sa lente intelligence ayant accompli le travail qu’une autre aurait fait de prime-saut, il conjectura que ces sauvages soldats étaient des Loups. Mais où allaient-ils en si grand nombre et armés jusqu’aux dents ? Jude se fit cette question, mais