Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/567

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et le service du capitaine Didier ? demanda-t-il.

— Après le service de Treml : c’est convenu entre nous.

— Prends garde ! dit Pelo Rouan avec sévérité, prends garde de confier à un Français le secret d’un Breton !

— Il est bon, il est noble ; je réponds de lui.

— Il est noble et bon à la façon des gens de France, repartit amèrement le charbonnier ; — juste assez noble et assez bon pour n’avoir point honte de tromper lâchement une pauvre fille… Mais, encore une fois, la guerre qui existe entre cet homme et moi ne te regarde pas… Je continue :

« Quand Jean Blanc revint à la Fosse-aux-Loups, il oublia Treml et tout le reste pour s’abîmer dans sa douleur. Pendant deux jours, il coupa du cercle sans relâche, et le vieux Mathieu eut une tombe chrétienne.

« Ce devoir accompli, Jean Blanc ne voulut point retourner à la loge, dont les ruines lui rappelaient de si navrants souvenirs. Il traversa toute la forêt et alla se cacher sur la lisière opposée, de l’autre côté de Saint-Aubin-du-Cormier. — Il allait seul par les futaies, toujours triste, et plus que jamais frappé par la main de Dieu, car sa folie, en se retirant, avait laissé des traces cruelles. Jean Blanc était atteint de cet horrible mal qui effraye la foule et repousse jusqu’à la pitié : il était épileptique.

« Ce fut au milieu de cette souffrance morne et sans espoir que vint le chercher le bonheur, un bonheur si grand qu’on n’en peut point espérer de plus complet au ciel même, mais un bonheur bien court, hélas ! et qui, éclipsé, le replongea dans sa nuit profonde, plus désespéré que jamais.

« Il se trouva une femme, plus belle que les autres femmes, qui se prit de pitié pour ce malheureux rebut de l’humanité. C’était une jeune fille, bonne, douce, aimée. Elle avait nom Sainte et méritait snn nom. Elle ne s’enfuit point la première fois que Jean Blanc lui parla ; elle lui permit de s’asseoir au feu de sa loge, et, quand Jean Blanc eut soif, elle lui donna le lait de sa chèvre… Cela t’étonne ? ami Jude, dit brusquement Pelo Bouan ; — et pourtant elle fit plus que cela. Jean Blanc est un homme sous le masque hideux que le sort lui a infligé. Auprès de cette belle jeune fille, l’amour le brûlait, et un jour il osa lui dire : Je t’aime !… »

— Eh bien ? dit Jude d’un ton légèrement goguenard.

— Un an après, Marie vint au monde ; Marie, qui est le gracieux portrait de sa mère et que les gens de la forêt nomment Fleur-des-Genêts, parce que cette fleur est la plus jolie qui croisse dans nos sauvages campagnes. Marie est la fille de Jean Blanc et de Sainte. »

— C’était une brave fille que cette Sainte, murmura Jude que l’histoire amusait désormais médiocrement.

— C’était une angélique et miséricordieuse enfant. Les deux années que Jean Blanc passa près d’elle furent comme une riante oasis au milieu de l’aride désert de sa vie. Il s’enivrait à sa félicité présente ; il oubliait les blessures cicatrisées de son cœur, il n’avait ni désir, ni crainte, ni espoir : il vivait en elle comme les élus vivent en Dieu… »

Pelo Rouan s’arrêta et passa lentement sa main sur son front.