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fidèle animal, avait forcé un loup affamé après un combat héroïque ; ce chemin percé dans le fourré, et si étroit qu’un chevreuil semblait y pouvoir passer à peine, menait droit à l’étang de la Tremlays, — l’étang de la Tremlays, qui pput-être était le tombeau du dernier Treml !

Le cœur de Jude se fendait, ses yeux secs le brûlaient, sollicités par ses larmes contenues.

Autrefois, Jude s’en souvenait, on voyait fumer sous le couvert les toits des sabotiers et des charbonniers. Maintenant plus rien. Les cabanes étaient là, les unes debout encore, les autres à demi ruinées, mais la plupart semblaient désertes. Au lieu du bruit incessant du ciseau et de la doloire, qu’accompagnaient les chants joyeux des ouvriers, le silence, un silence uniforme, universel.

Quel fléau avait donc passé sur la forêt de Rennes ? Quelle peste avait dépeuplé ces clairières et mis cette apparence de mort en ces lieux jadis si pleins de mouvement et de vie ?

Jude poursuivait sa route, plus triste et plus morne que ces alentours si mornes et si tristes. Il se signait par habitude aux croix de carrefours auxquelles ne pendaient plus les dévotes offrandes des fidèles. Il prononçait des noms connus en passant auprès de certaines loges abandonnées, et nulle voix ne lui répondait.

Parfois, une forme humaine se montrait à un coude de la route ; mais elle disparaissait aussitôt comme un éclair, et Jude, vieux chasseur habitué aux êtres de la forêt, devinait à l’imperceptible agitation des basses branches du taillis, que la solitude n’était pas aussi complète en réalité qu’en apparence, et que plus d’un regard était ouvert derrière ces épaisses murailles de verdure.

Lorsqu’il approcha de la croix de Mi-Forêt, qui, comme l’indique son nom, marque à peu près le centre des bois, le paysage changea et devint plus désolé encore s’il est possible. En ce lieu, toutes les routes de grande communication qui traversent la forêt se croisent. Les clairières y sont plus abondantes que partout ailleurs, et le voisinage des chemins avait rassemblé dans les environs une multitude d’industries forestières. Tout le long des larges et belles allées qui se coupaient en étoiles au pied de la croix, on voyait jadis une bordure de loges couvertes en chaume, où travaillaient des tonneliers, des vanniers et des sabotiers, Jude trouva ces loges incendiées pour la plupart ; celles qui, çà et là, restaient debout, étaient dévastées et gardaient des traces non équivoques de ravages opérés par la main de l’homme.

Jude s’arrêtait devant ces ruines rustiques, et rappelait à soi les souvenirs du passé. Au temps où Treml était seigneur du pays, toutes ces loges étaient habitées et tous leurs habitants étaient heureux.

— Les gens de France ont passé par là ! se disait le vieil écuyer. Sous prétexte d’impôts ils ont demandé la bourse ou la vie, et les hommes de la forêt n’ont pas de bourse.

Jude devinait juste. Ces ruines étaient l’œuvre des agents du fisc, secondés, il faut le dire, par quelques gentilshommes du pays rennais, parmi lesquels Hervé de Vaunoy se distinguait au premier rang.