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— Monsieur, interrompit le vieil écuyer, je vais prendre pongé de vous, afin de commencer ma tâche.

— Reste, Jude, quelques minutes, un instant, je t’en prie !… Mon cœur s’amollit au contact de pensées nouvelles… Je ne sais ; mes yeux ont besoin de pleurer, Jude ! — Souffrez-vous donc ? dit celui-ci en s’approchant aussitôt.

Didier laissa tomber sa main dans celle du vieillard et renversa sa tête sur l’oreiller.

— Non, répondit-il, je ne souffre pas. Au contraire. Je ne voudrais point ne pas éprouver ce que j’éprouve : car cette angoisse inconnue est pleine de douceur. Qu’ils sont heureux, Jude, ceux qui ont de vrais souvenirs ! — Ceux-là, répliqua l’écuyer avec tristesse, ne revoient parfois jamais la maison des ancêtres. Ce doit être une amère douleur, n’est-ce pas, que celle de l’enfant qui se souvient à demi et qui meurt avant d’avoir retrouvé la demeure de son père ?

— Tu penses à Georges Treml, mon pauvre Jude.

— Je pense à Georges Treml, monsieur.

— Toujours ! Dieu t’aidera, mon garçon, car ton dévouement est œuvre chrétienne… Allons ! voici un nuage qui couvre le soleil. Le charme s’évanouit. Je redeviens le capitaine Didier et je suis prêt à jurer maintenant que j’ai vu, enfant, plus de rideaux de bure que de tentures de soie… Va, mon garçon, je ne te retiens plus.

Didier, secouant un reste de langueur rêveuse, avait sauté hors de son lit. Jude, avant de partir, jeta un regard dans la cour et reconnut maître Alain qui s’entretenait avec Lapierre.

— Il est bien tard, maintenant, dit-il, pour m’esquiver inaperçu. Je vois là-bas un homme dont j’aurai de la peine à éviter les regards.

— Lequel ? demanda Didier en s’approchant de la fenêtre ; Lapierre ?

— Je ne sais s’il a changé de nom, mais on l’appelait de mon temps maître Alain. C’est le plus vieux des deux.

— À la bonne heure, Et c’est celui-là que tu nommais hier ton ennemi ?

— Celui-là même.

— Eh bien ! mon garçon, l’autre est le mien.

— Un valet, votre ennemi ?

— Cela t’étonne ? Faut-il donc te répéter que je ne suis point gentilhomme ? Ce valet est le seul être au monde qui sache le secret de ma naissance. Il ne veut point le dire et c’est son droit. Il prétend m’avoir autrefois servi de père… Tu vois bien ceci ?

Didier, qui n’était point encore vêtu, écarta sa chemise et montra par derrière, à la naissance de l’épaule, une cicatrice encore récente.

— C’est une blessure faite traîtreusement et par la main d’un misérable, dit Jude en fronçant le sourcil.

— Tu t’y connais, mon garçon. J’ai tout lieu de croire que le misérable est cet homme ; mais, si je ne suis pas noble, je suis soldat, et ma main ne s’abaissera point volontiers jusqu’à lui.

— Moi, je suis un valet, dit Jude avec froideur ; prononcez un mot et je le châtie.