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Resté seul, le jeune capitaine mit aussi pied à terre, s’étendit sur le gazon et donna son âme à la rêverie. Ses méditations furent douces. Officier de fortune et parvenu, son mérite aidant, à un poste que ses pareils n’atteignent point avant d’avoir vu blanchir leur moustache et tomber leurs cheveux, il voyait désormais devant soi un avenir couleur de rose. Sa mission en Bretagne n’était pas sans importance, et il espérait réduire aisément cette poignée d’hommes intrépides, mais simples et grossiers, qui s’opposaient encore à la levée de l’impôt, molestaient les sujets soumis du roi, et poussaient parfois leur insolente audace jusqu’à mettre la main sur les fonds du gouvernement.

À part cet intérêt politique, son arrivée dans le pays de Rennes avait pour lui un intérêt particulier dont nous ne ferons point mystère au lecteur. Ce n’était pas la première fois que Didier venait en Bretagne. L’année précédente, il avait passé six mois à Rennes, en qualité de gentilhomme[1] de Mgr le comte de Toulouse, gouverneur de la province, lequel l’avait fait entrer depuis dans un régiment de mousquetaires, dont il était sorti avec son grade actuel. Beau de visage et de tournure, aimant de cœur, mais inconstant et léger, il n’avait pu manquer d’aventures dans la capitale bretonne où les dames étaient, dit-on, aussi compatissantes que belles. Cette dernière qualité leur est incontestablement restée de nos jours ; quant à la première, nous ne saurions en aucune façon renseigner les curieux. Didier, durant le séjour qu’il fit à Rennes, vola donc de la brune à la blonde, comme dirait un académicien, moissonnant les bonnes fortunes, et vivant une vie qui convenait assez bien à son joyeux caractère.

Il avait eu vingt maîtresses : un an s’était écoulé depuis lors : il lui restait deux souvenirs. De peur que nos don Juan à barbes pittoresques n’accusent Didier de faveur classique, nous nous hâterons d’ajouter que ces deux souvenirs s’appliquaient aux deux seules femmes que sa victorieuse galanterie eût respectées.

La première était mademoiselle Alix de Vaunoy de la Tremlays, noble et belle créature, dont le charmant visage était moins parfait que l’esprit, et dont l’esprit ne valait point encore le cœur. Didier l’avait vue au palais de monseigneur qui, pendant son séjour dans la province, tenait une véritable cour. Il l’avait aimée. Alix ne s’était point donné la peine de cacher son penchant pour lui. Leur liaison, tout en n’outrepassant jamais les bornes de la plus stricte morale, avait pris aux yeux du monde une sorte de publicité. M. de Vaunoy seul semblait ne s’en point apercevoir ou y prêter volontairement les mains, ce qui surprenait fort chacun. On savait en effet que Vaunoy avait pour l’établissement de sa fille unique des prétentions fort élevées, et qui ne s’attaquaient rien moins qu’à M. Béchameil, marquis de Nointel, intendant royal de l’impôt, et l’un des plus opulents financiers qui fussent alors en Europe.

Nonobstant cela, Vaunoy, qui avait d’abord regardé le jeune officier de fortune avec un dédain tout particulier, l’attira bientôt chez lui, et lui fit fête tout

  1. Gentilhomme, en ce sens, n’impliquait pas toujours idée de noblesse. Racine, Voltaire lui-même, ont été gentilshommes des rois de France.