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Le vieux gentilhomme était pâle. Les amères pensées qui se pressaient dans son cœur se reflétaient sur son austère visage. Jude était vêtu et armé comme pour un long voyage. À l’approche de son maître, il se leva et montra le coffret de fer.

— C’est bien, dit Nicolas Treml.

Il se mit à genoux près du coffret dont il fit jouer la serrure. Puis, tirant de son sein le parchemin signé par Hervé de Vaunoy, il le cacha sous les pièces d’or.

— Comme cela, murmura-t-il en refermant le coffre, pauvres ou riches, les Treml pourront réclamer leur héritage, et la trahison sera vaincue… si trahison il y a.

Jude ne comprenait point et demeurait immobile, prêt à exécuter un ordre, quel qu’il fût, mais ne se souciant point de le devancer.

Jude était un homme de robuste taille et de visage durement accentué. Ses pommettes anguleuses saillaient brusquement hors du contour de sa joue et donnaient à ses traits ce caractère de rudesse que présente d’ordinaire le type breton. Il portait les cheveux longs et sa barbe grisonnante s’enroulait en épais colliers autour de son cou. Son costume, de même que celui de Nicolas Treml, eût été fort à la mode cent ans auparavant, et, à la longueur démesurée de sa rapière à garde de fer, on pouvait croire que le temps des chevaliers errants et des hauberts d’acier n’était point passé depuis des siècles. C’est que, en Bretagne, le temps ne vole point, il marche ; ses ailes se détrempent et s’alourdissent au brumeux contact de l’atmosphère armoricaine. Les coutumes enchérissent sur les temps ; elles se traînent et restent immobiles. Il y a encore, au moment où nous écrivons ces lignes, entre Paris et telle ville du pays de Léon, de la Cornouailles ou de l’évêché de Rennes, la même distance qui existe entre le moyen âge et notre ère, entre la résine et le gaz, entre le coche et la vapeur ; mais aussi entre la poésie et la prose, entre les flèches à jour d’une cathédrale et les toits bâtards de nos temples modernes, entre un noble homme et un aigrefin de la petite bourse.

Au moral, Jude était une de ces honnêtes natures façonnées à la soumission passive, et qui ont, dès l’enfance, inféodé leur vouloir à une volonté suzeraine. Jude obéissait ; c’était son rôle et sa vocation ; mais son obéissance était dévouement et non point servilisme. On ne conçoit plus guère de nos jours ces contrats tacites et irrévocables qui faisaient du maître et du serviteur un seul tout, possédant deux forces d’homme au service d’une volonté unique. Domesticité emporte l’idée d’abjection, et, juste ou non, cette idée pèse sur toute une classe de notre société ; mais, à ces époques où le vasselage organisé remontait du serf au souverain par tous les échelons d’un système entièrement complet et sans lacunes, le valet était à son seigneur ce que son seigneur était au roi. Il y avait proportion, par conséquent comparaison, et toute comparaison exclut le mépris absolu. En des temps plus éloignés de nous et lorsque la chevalerie était encore une vérité, les fils des nobles ne chaussaient point les éperons de plein droit ; il leur fallait porter la lance d’autrui avant de mettre une devise à leur écu, et c’était par les épreuves d’une domesticité véritable qu’ils devaient passer pour arriver au titre