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ce qu’il le regardait comme un intrus, destiné à frustrer le petit Georges de son héritage.

Ils disaient cela quand ils n’avaient point à dire autre chose de plus intéressant ; car, bien entendu, Jean Blanc était un sujet de conversation fort secondaire. À part Vaunoy, qui le craignait vaguement et d’instinct, Jude et M. de la Tremlays, qui ne dédaignaient point de causer parfois familièrement avec lui, personne ne s’occupait beaucoup du pauvre albinos. On admirait sa merveilleuse adresse à tous les exercices du corps, comme on eût admiré l’agilité d’un chevreuil de la forêt ; sa douteuse folie ne l’entourait pas même de ce mystérieux prestige qui s’attache, dans les contrées demi-sauvages, aux êtres privés de raison. Les gens de la forêt se défiaient de sa démence et ne la trouvaient point de franc aloi. Quant aux femmes, Jean était pour elles un objet de dégoût ou de moquerie. Elles riaient en apercevant de loin sa face enfarinée que nous ne saurions comparer qu’au masque populaire de nos pierrots ; elles frissonnaient lorsque le soir elles voyaient briller, sous le neigeux linceul de sa chevelure, l’éclat phosphorescent de ses yeux rouges.

Revenons à Nicolas Treml que nous avons laissé méditant au chevet de son petit-fils Georges. Sans doute, le sujet de ses réflexions le captivait bien puissamment ; car, durant de longues heures il demeura immobile et si profondément absorbé, qu’on eût pu le prendre pour l’un de ces vieillards de pierre qui dorment autour des antiques tombeaux. L’horloge du château avait sonné minuit depuis longtemps lorsqu’il secoua sa préoccupation.

Il se leva, son visage était sombre, mais résolu. Il saisit la lampe qui brillait auprès de lui, et traversa doucement la salle, assourdissant le sonore cliquetis de ses éperons pour ne point troubler le sommeil de Georges.

— Vaunoy est incapable de me trahir, murmurait-il ; je le crois… sur mon salut, je le crois… Mais la loyauté n’exclut pas la prudence, et il n’y a que Dieu pour sonder jusqu’au fond le cœur des hommes. Je veux prendre mes précautions.

Le vent des nuits courait dans les longs corridors de la Tremlays. Nicolas Treml, abritant de la main la flamme de sa lampe, descendit le grand escalier et se rendit à la salle d’armes, où reposait Jude Leker, son écuyer. Il l’éveilla et lui fit signe de le suivre. Jude obéit aussitôt en silence.

M. de la Tremlays remonta d’un pas rapide les escaliers du château, traversa de nouveau les longs corridors et fit entrer Jude dans une petite pièce de forme circulaire, qu’il avait choisie pour sa retraite habituelle.

Lorsque Jude fut entré, M. de la Tremlays ferma la porte à double tour.

L’honnête écuyer n’avait point coutume de provoquer la confiance de son maître. Quand Nicolas Treml parlait, Jude écoutait avec respect, mais ne faisait point de question. Cette fois pourtant, la conduite du vieux seigneur était si étrange, sa physionomie portait le cachet d’une résolution si solennelle, que l’écuyer ne put réprimer sa curiosité.

— Mon respecté seigneur… commença-t-il…

Nicolas Treml lui imposa silence d’un geste, et fit jouer la serrure d’une armoire scellée dans le mur.