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Jean Blanc, en effet, occupait dans l’échelle sociale une position infiniment plus humble que celle de Job. Il était, de son métier, tailleur de cercles, passait pour idiot, et n’eût point pu soutenir son vieux père sans l’aide charitable de M. de la Tremlays. Il était reçu dans les cuisines du château, parce que l’hospitalité bretonne accueillait hommes, mendiants et animaux avec une égale religion ; mais c’était à grand’peine qu’il conquérait sa place au feu, et il lui fallait exécuter bien des cabrioles pour désarmer le mauvais vouloir du maître-d’hôtel, lors de la distribution des vivres.

— Arrière, méchant lapin blanc ! disait ce chef des valets de Treml. N’as-tu pas honte, gibier de rebut, de demander la pitance d’un chrétien !

Jean, suivant son humeur, hochait la tête en éclatant de rire, ou baissait ses yeux pleins de larmes. Parfois un éclair de raison ou de fierté semblait traverser sa cervelle. Alors, la bordure enflammée de ses paupières devenait livide, tandis qu’une tache écarlate se dessinait sur sa joue. C’était l’affaire d’un instant.

L’écuyer Jude prenait le parti du pauvre albinos, dont l’apathie naturelle avait déjà triomphé de sa fugitive colère.

— Un peu plus de charité, maître Alain, disait l’écuyer Jude au majordome ; Jean Blanc est le fils de son père, qui était un digne serviteur de Treml. Notre monsieur n’entend pas qu’on traite ainsi les bonnes gens de la forêt.

Jude ne mentait point. Nicolas Treml était doux envers ses vassaux ; mais, si accompli que soit le maître, l’insolence, cette gangrène de la valetaille, sait toujours se faire place en quelque coin de l’office.

Alain, le maître-d’hôtel, grommelait un juron armoricain et coupait à Jean Blanc un morceau de pain de mauvaise grâce. Celui-ci trempait aussitôt sa soupe, sans rancune apparente, et dévorait avec la plus parfaite égalité d’âme. Quand il avait fini, on lui donnait une seconde écuelle de bouillon bien chaud qu’il portait à son père, Mathieu Blanc, le vieux vannier de la Fosse-aux-Loups.

Cette tranquillité de Jean Blanc était-elle feinte ou réelle ? nous ne saurions trancher cette question d’une manière précise, et parmi ceux qui le connaissaient les avis étaient partagés. On s’accordait à reconnaître que sa cervelle ne contenait point la somme d’idées raisonnables que comporte l’intelligence de l’homme ; mais était-il sérieusement idiot ? — Tant que durait le jour, il chantait de bizarres refrains sur les couronnes des hauts châtaigniers ; il gambadait le long des chemins ; à vêpres, son blême visage grimaçait à faire pâmer de rire chantres, marguilliers et bedeau. Et pourtant Jean soignait son vieux père avec l’attention délicate d’une fille dévouée ; quand Mathieu avait besoin de remèdes, Jean travaillait le double, et plus d’un paysan affirmait l’avoir vu, le soir, agenouillé et priant au chevet du vieillard endormi. En outre, on le savait capable d’une reconnaissance sans bornes. Il s’était jeté, sans armes, au-devant d’un sanglier qui menaçait l’écuyer Jude, son protecteur, et il avait escaladé plus d’une fois les hautes murailles du jardin de la Tremlays, rien que pour baiser, en pleurant de joie, les mains du petit M. Georges, le fils de son bienfaiteur. Sa tendresse pour l’enfant était poussée jusqu’à une sorte de passion, et ceux qui ne croyaient point a l’idiotisme de Jean, disaient que sa haine pour M. de Vaunoy venait de