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— Madame, dit l’agent de change, il me reste encore assez de force pour gagner ma chambre… Hâtons-nous… il faut au moins que le monde ignore !…

Sara haussa les épaules avec dédain.

— Le monde ! interrompit-elle, vous savez bien que le monde est aveugle et sourd ! il n’y a d’yeux que pour les illusions, d’oreilles que pour le mensonge… le monde me croit votre providence… s’il vous voyait mourir à mes pieds, je vous prendrais jusqu’au misérable bénéfice de sa pitié… Restez encore, monsieur !

— Je ne puis… je ne puis ! balbutia Laurens, dont la main livide se crispait sur le bois du lit.

— Moi, je le veux !

— Vous voulez donc me tuer, madame ?…

— Oui, répondit Petite avec un calme effrayant.

Elle le regardait en face ; il chancelait ; ses yeux, blancs, noyaient leurs prunelles sous ses paupières vibrantes. Sara le regardait toujours et suivait avec une horrible froideur la marche de cette agonie.

— Vous l’avez dit, reprit-elle, je veux vous tuer !… je le veux depuis longtemps… et ma volonté sera faite.

Laurens essaya de parler ; ce fut un râle confus qui sortit de sa bouche. Sara s’animait dans sa tâche monstrueuse ; ses yeux s’allumaient par degrés, fascinateurs et homicides, comme ceux de la Gorgone antique. La fureur venait.

— Je veux vous tuer, répéta-t-elle en assourdissant sa voix : vous tuer ! vous tuer !

Il semblait que ses lèvres éprouvaient à prononcer ce mot quelque affreuse volupté.

— Comme tu seras vengée, ma fille ! s’écria-t-elle en se tournant vers Judith avec un geste emporté ; vois cet homme !… il est malheureux autant que tu vas être heureuse !… ses jambes chancellent sous le poids de son corps ; toi, tu es forte et jeune !…

Car elle ne voulait point avouer la menace suspendue sur la tête de sa fille ; elle voulait la victoire tout entière, avec l’accablant contraste entre son triomphe à elle et la défaite de son mari.