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La tête de l’agent de change tomba, lourde, sur sa poitrine, qui rendit un gémissement.

— Vous avez donc oublié l’enfant ? reprit Sara ; vous ne savez donc plus que vous m’avez frappée au cœur autrefois, et qu’en ma vie je n’ai jamais rien pardonné !

Elle relevait sa tête hautaine et belle comme la terreur tragique ; sa voix, qui n’éclatait pas encore, avait des vibrations profondes.

— Je croyais, balbutia Laurens, que vous aviez enfin pitié…

— Pitié !… répéta-t-elle en lui saisissant le bras ; que veut dire ce mot dans votre bouche ?… venez !

Elle l’arracha de la causeuse où il s’asseyait, et l’entraîna vers la chambre de Batailleur. Elle s’arrêta devant le lit de l’enfant, dont sa main étendue montra le pâle visage.

— Pitié !… dit-elle encore, voyez !

L’agent de change était comme frappé de la foudre, ses idées vacillaient dans son cerveau. Durant un instant, son regard égaré alla de la petite fille à Sara et de Sara à la petite fille. Son œil éteint se ralluma au feu d’une colère aveugle. Sa raison ne parlait plus. Cette enfant, il la reconnaissait, non pas à ses propres traits, mais à ceux de sa mère. C’était comme le premier anneau de cette chaîne de malheurs qui accablait si lourdement sa vie. Il ne haïssait qu’un être en ce monde, c’était la fille de Sara ; par un mouvement irrésistible de fou, il s’élança vers le lit, les mains crispées. Mais Sara se mit au-devant de lui et le contint avec la vigueur d’un homme ; Laurens n’essaya même pas de se débattre.

— Il y a quinze ans qu’elle souffre ! murmura Petite en tournant vers l’enfant ses yeux subitement adoucis, — cinq ans de plus que vous, Monsieur… et qu’avait-elle fait pour souffrir ?

Laurens ne répondait pas ; à peine avait-il l’air de comprendre.

— Elle a quinze ans, poursuivit Sara ; — les enfants malheureux ne grandissent pas… ceux qui ne l’ont jamais vue, ne lui donnent pas les deux tiers de son âge… Elle a tant pleuré !… Si vous aviez voulu lui laisser place dans la maison de sa mère, elle serait grande maintenant… oh ! grande et belle !…

Laurens était toujours immobile, les yeux fixes et frappés. Sara fit un