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tirer le rideau, qui veut dire monter la garde autour d’un chaland et l’empêcher d’entrer chez le voisin. Cette autre ne vous dit-elle pas en trois mots l’allégresse folle du trafiquant qui gagne cent pour cent tout d’un coup : faire la culbute, ou bien encore : sauter par la fenêtre. C’est du délire ; on dirait un joueur de loterie qui vient de tomber sur le gros lot.

Il faut s’arrêter ; on n’en finirait pas, si on voulait tout dire. Un philologue de bien grand mérite a imprimé cette phrase : « L’argot du Temple est un français perfectionné. »

Parmi la foule babillarde, disputeuse et âpre à la besogne, Jean Regnault se glissait silencieux et morne. Un cercle bleuâtre était autour de ses yeux ; son pas restait chancelant et lourd, comme s’il eût été ivre encore.

Il s’était réveillé vers le point du jour, au pied de l’escalier de sa mère, dans la petite cour commune à Hans Dorn et aux Regnault. L’ivresse l’avait jeté là, sur le pavé, au sortir de son entretien avec Johann.

Quand les premiers rayons du jour vinrent frapper son visage, il se souleva la cervelle vide et le corps paralysé : le froid de la nuit avait gelé son sang dans ses veines.

En ce premier moment, l’instinct et l’habitude le poussèrent tout naturellement vers l’escalier de sa demeure ; mais ses jambes roidies avaient à peine franchi deux ou trois marches, qu’une répugnance, vague encore, l’arrêta tout à coup.

Son cœur se serra ; quelque chose lui dit qu’il ne pouvait point rentrer chez sa mère.

Il redescendit l’escalier et gagna la place de l’a Rotonde, où pas un être humain ne se montrait. Des souvenirs confus se pressaient au seuil de sa mémoire ; sa tête, pesante, brûlait ; il ressentait cet accablant malaise qui laisse après soi la première orgie.

Longtemps il erra sans but par les rues solitaires ; au lieu de rappeler à lui les événements de la soirée précédente, il retenait de toute sa force le voile qui était sur son intelligence : il avait peur de savoir ; il ne voulait point se souvenir.

Mais la mémoire est comme la conscience, elle parle indépendamment