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Toute son intelligence se concentrait sur ce désir : voler un billet, ne fût-il que de cinq cents francs !

C’eût été une consolation.

Mais Rodach le surveillait de près, et déjouait aisément ces tentatives désespérées.

Lorsque le cent trentième chiffon fut étalé sur la table, Rodach mit la lettre de change dans les mains d’Araby, qui tomba épuisé sur son fauteuil.

— Quand je n’en aurai plus, dit-il ; je reviendrai vous voir, meinherr Mosès…

Araby ne bougea pas sous cette menace. Rien ne pouvait plus l’atteindre.

C’était un triste et repoussant spectacle. Le vieillard suivait d’un œil éteint et amoureux ces chers billets qui représentaient tant de cruautés patientes, tant de spoliations impitoyables, tant de ruses, tant d’avarice, tant d’efforts ! Il y avait là le sang de plusieurs milliers de victimes.

Et ce trésor aimé si tendrement, ce trésor amassé sou à sou avec des délices si chères, il fallait y renoncer, ne plus le voir, ne plus compter ces papiers doux et dont le toucher donne aux nerfs des frémissements d’aise, ne plus les contempler durant de longues heures, dans l’extase de la solitude ! Jamais, hélas ! jamais !…

Le vieillard se sentait mourir.

— Va-t’en ! dit-il d’une voix épuisée, ne pouvant plus supporter les tortures de cette séparation.

Rodach obéit en silence. Au moment où il ouvrait la porte de l’antichambre, une bouffée de vent s’engouffra dans le bureau et poussa celle du magasin, découvrant ainsi la petite Galifarde aux écoutes.

Araby se souleva ; sa figure bouleversée prit une expression de joie méchante. Il allait se venger.

Le baron avait oublié la Galifarde ; quand il l’aperçut attentive et agenouillée derrière la porte, il fit quelques pas en arrière.

— Mosès Geld, dit-il, tu aimes bien Sara, ta fille aînée, n’est-ce pas ?

— Va-t’en ! va-t’en ! répéta le vieillard.

— Si tu l’aimes, reprit Rodach, sois humain envers cette pauvre enfant…