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nore de son pas : mais c’était en vain ; le talon de ses boites sonnait malgré lui contre le pavé sec et gelé. À moitié du passage, ce bruit parvint jusqu’aux oreilles du vieillard, qui tressaillit sans se retourner, et dont l’allure laissa deviner de l’hésitation et de l’inquiétude.

Il fut longtemps avant de se déterminer à glisser un regard en arrière. Rodach voyait sa casquette de peau tourner à demi à droite, puis à gauche. Le vieillard n’osait pas. Il attendit un coude de la route pour lancer un rapide coup d’œil sur la route parcourue.

Il vit ce qu’il craignait de voir ; la grande taille du baron qui se dressait au milieu du passage solitaire. Vous eussiez dit alors un de ces pauvres petits chevaux, écrasés sous une charge trop lourde, se traînant la tête basse, les jambes amollies, mais qui bondissent tout à coup, réveillés par la piqûre aiguë de l’éperon. Le vieillard serra davantage autour de son corps maigre les plis de sa houppelande et déploya soudain une agilité inattendue. Son torse courbé se redressa ; il se mit à courir, trottant menu comme une chèvre, et suivant désormais une ligne presque directe.

Malheureusement, la lutte était loin d’être égale, et pour garder sa distance, le baron n’eut besoin que d’allonger un peu ses enjambées.

On sortit du passage ; on prit la rue d’Anjou. À de courts intervalles, le vieillard se retournait, et Rodach pouvait voir l’étrange grimace que le désappointement mettait sous sa visière.

La course se continuait cependant, facile d’un côté, désespérée de l’autre ; quoi qu’il pût faire, le bonhomme à la houppelande ne gagnait pas un pouce de terrain. Évidemment il commençait à perdre courage.

Au bout de deux ou trois cents pas, il écarta les pans de son manteau court, déboutonna sa houppelande, et s’essuya le visage avec un mouchoir de coton à carreaux. Sa marche ne se ralentissait point encore, mais ses efforts devenaient convulsifs, et il n’allait plus que par saccades.

Au coin de la rue d’Anjou, il se retourna une dernière fois ; sa figure maigre et ridée exprimait une véritable détresse. Il tourna l’angle, Rodach le perdit de vue un instant et pressa le pas.

Mais les vieux cerfs qui n’ont plus de jarrets savent au moins donner le change. Quand Rodach tourna l’angle à son tour, le petit vieillard avait complètement disparu.