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naissait ; on l’avait vu entrer d’un air gauche et timide, escorté par un garçon de son âge, à la mise de mauvais goût et à la tournure commune ; ce garçon se tenait maintenant debout derrière lui.

Notre jeune homme cependant s’était assis à la première place vacante ; il avait tiré de son gousset six pièces d’or qu’il avait étalées sur la table. Il avait joué, conseillé d’abord par son camarade, puis selon ses propres inspirations.

Et il n’avait pas perdu un seul coup.

Depuis son entrée, soit timidité, soit avarice, son regard restait obstinément fixé sur son petit trésor qui allait sans cesse grossissant. Sa paupière ne s’était point relevée ; nul n’aurait su dire la couleur de ses yeux.

L’entrée bruyante de Franz lui-même n’avait pu parvenir à le distraire.

La jolie Gcrtraud, pénétrant à l’improviste chez madame la baronne de Saint-Roch, n’aurait peut-être pas reconnu le pauvre Jean Regnault dans ce joueur taciturne et absorbé. Il était bien changé, l’émotion plus encore que la différence de costume, faisait qu’il ne ressemblait plus à lui-même.

Le jeu l’absorbait ; sa physionomie peignait l’attention extrême de son esprit plein de lassitude ; il souffrait ; il s’efforçait à vide ; il ne vivait plus : il jouait !

Et déjà, la pensée qui l’avait amené dans cette maison se voilait devant la passion inconnue. Cet or, qui était devant lui, ne lui présentait plus le salut de son aïeule ; c’était de l’or, rien que de l’or ! le démon avait parlé ; l’atmosphère du tripot avait agi, Jean avait la fièvre ; il jouait pour jouer.

Derrière lui, Polyte contenait sa joie à grand’peine ; il faisait de son mieux pour paraître indifférent, ce qui est de bonne compagnie.

Il lorgnait du coin de l’œil le magot en voie de progrès, et n’avait garde de dire à Jean de s’arrêter.

Il y avait là pourtant, hélas ! de quoi sauver la pauvre mère Regnault, et même de quoi déjeuner chez Deffieux par-dessus le marché.

Mais Polyte comptait sur l’axiome qui promet un gain assuré à l’homme jouant pour la première fois. Pendant qu’on y était, autant valait arrondir l’aubaine !