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rot, qui interrompait de temps en temps sa lecture pour boire un coup de tisane au rhum et répéter d’une voix royale :

— Tâchez voir un peu de ne pas faire de bêtises !

Cela dit, elle se replongeait dans son antique journal. Les grisettes lui faisaient bien des pieds de nez à la sourdine et les cavaliers seuls ajoutaient quelque agrément nouveau à la pastourelle : mais, en somme, c’était beaucoup moins accentué que ces jolis bals du Prado et de la Chaumière, où les bons parents de province envoient leurs héritiers pendant les dix mois de l’année scolaire.

L’orchestre était composé de Mâlou, dit Bonnet-Vert, et de son Pylade Pitois, dit Blaireau.

Pitois jouait du violon ; Mâlou soufflait dans une bombarde[1], souvenir de Bretagne, qu’il avait apporté du bagne de Brest.

Comme ils étaient à moitié ivres tous les deux et qu’ils n’entendaient point se priver du plaisir de la danse, ils jouaient dans le quadrille même et sautaient comme des bienheureux, en tirant de leurs instruments des sons impossibles.

C’était un concert de canards et de grincements à faire tressaillir le tympan d’un sourd-muet.

La galerie accompagnait en faux bourdons et la voix aiguë de ces dames faisait à cet ensemble étrange un diabolique dessus.

Mais les honneurs du concert restaient à l’instrument breton, dont les gémissements nasillards dominaient tous les autres bruits.

Mâlou, dit Bonnet-Vert, en tirait un excellent parti ; il soufflait de toutes ses forces et dansait de même ; ses tempes suaient à grosses gouttes ; quand l’haleine lui manquait, il renversait dans sa large bouche, pour se rafraîchir, le goulot d’une bouteille de rhum.

Ce Mâlou était un garçon assez remarquable. Il pouvait avoir trente-cinq ans ; son front bas, mais large, était entouré d’une profusion de cheveux courts et bouclés ; il avait le teint basané, les yeux noirs et brillants, la bouche fermement dessinée. L’ensemble de son visage, dont l’expression s’amollissait en ce moment dans le sourire de l’ivresse, annonçait une

  1. Sorte de petit hautbois à sept trous qui accompagne le biniou (cornemuse), aux fêtes de la Basse-Bretagne.