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la Rotonde, qui est fameuse pour les refaçonnés… Si j’étais encore avec madame, je prendrais cette place-là tout de suite.

— Pauvre bonne femme Regnault ! murmurèrent quelques âmes trop tendres.

La Girafe haussa les épaules.

— On dit qu’on va la mettre en prison… à son âge !

— Peuh ! fit l’époux Batailleur, — il y a trente ans que la mère Regnault encombre cette place-là… chacun son tour !…

M. de Reinhoîd et Johann étaient tous les deux dans la rue et s’entretenaient à voix basse.

— Il y en a eu cinq de mises à la porte, disait le marchand de vin ; — sur les cinq, j’en vois trois qui payeront, parce qu’elles ont des nippes… Les deux autres n’ont rien… Et savez-vous que maman Regnault nous doit beaucoup d’argent, monsieur le chevalier ?

— Nous parlerons de cela plus tard, interrompit Reinhoîd. J’ai une affaire d’importance à mettre entre vos mains.

— Mais celle-là n’est pas indifférente !… et comme je me suis laissé dire que la mère Regnault avait quelque part, dans le haut monde, de bonnes accointances, ma foi ! j’ai fait exécuter le jugement…

— Elle est arrêtée ? dit le chevalier, avec une certaine vivacité.

— Non pas… elle se cache… mais il fera jour demain !

Le chevalier s’interrompit court en ce moment, et se posa en face de son factotum. Johann voulut poursuivre l’entretien, mais il fut réduit au silence par un geste de Reinhold, qui lui serra le bras, en le regardant fixement.

— Vous devez avoir de bonnes économies, Johann ? dit le chevalier ; — mais vous n’êtes pas encore ce qu’on appelle un homme riche…

— Tant s’en faut !… commença le maître de la Girafe.

— D’un autre côté, reprit Reinhold, vous voici arrivé à un certain âge… Vous avez bien cinquante-cinq ans, n’est-ce pas, Johann !

— Cinquante-sept ans, vienne le mois de juin !

— Eh bien ! mon garçon, quand on a cet âge-là, il n’est plus temps de mettre les sous de côté, un à un… il faut renoncer à faire fortune, ou faire fortune tout d’un coup…