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La figure de Petite avait revêtu cet aspect de dureté implacable que nous lui avons vu prendre plusieurs fois ; mais Batailleur n’était point femme à se troubler pour si peu. Elle regarda Petite en face, intrépidement, et dit en buvant son parfait amour à petites gorgées :

— Pour tuer un homme, il faut bien un prétexte…

Sara pâlit et ses yeux flamboyèrent.

— Ne vous fâchez pas, chère madame ! reprit Batailleur sans s’émouvoir ; — tout cela ne me regarde guère, mais c’est une idée que j’ai… Il n’y a qu’à voir travailler les ouvriers pour comprendre votre cas… quand l’ouvrage est trop dur, ils sifflent un bon coup d’eau-de-vie, et ça va !… vous qui n’aimez pas l’eau-de-vie, vous pensez à l’enfant quand le cœur vous manque… ça revient au même.

Le rouge reparut sur la joue de Sara ; le bon sens grossier de la marchande avait deviné l’énigme de sa conscience avec une incroyable justesse.

Tout était mensonge en cette femme, à tel point que l’unique sentiment capable de faire battra son cœur se mélangeait de tromperie !

Cet amour pour sa fille, qu’elle faisait sonner si haut, existait en elle, mais ne ressemblait point au bel amour des mères.

C’était comme un contre-coup de haine ; elle aimait pour haïr.

Elle savait sa fille malheureuse ; elle ne lui prêtait point d’aide, et la laissait souffrir pour pouvoir se dire : Je la venge !…

Pour pouvoir se dire : Quand il sera mort, elle ne souffrira plus !…

La détresse de l’enfant était profonde et faisait pitié à tous. Petite, abritée par le secret, voyait cette détresse et en jouissait pour ainsi dire.

C’était un aiguillon permanent à sa haine ; c’était une main tendue qui la poussait en avant sans relâche.

Il faut un prétexte pour tuer un homme…

Mais Petite avait épaissi les ténèbres à plaisir sur ce coin de sa conscience. Habituée à tromper tout le monde, elle avait fini par se tromper elle-même ; elle ne savait plus distinguer en elle l’amour, de la haine. — Quel que fût ce sentiment, d’ailleurs, il était ardent et profond. Elle croyait aimer. Elle aimait passionnément.