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Reinhold la regardait, ébloui, fasciné ; mais il ne répondait point.

La vieille femme passa le revers de sa main sur son front.

— Je ne sais plus pourquoi je suis venue, murmura-t-elle en se parlant à elle-même. — Oh ! Jacques, que Dieu est bon, puisqu’il m’a permis de te revoir !… d’être là tout près de toi !… de te parler, mon fils, comme au temps où tu m’appelais ta mère !…

Elle regardait toujours M. de Reinhold, mais on eût dit qu’elle ne le voyait point tel qu’il était devant elle ; il y avait comme un voile menteur entre elle et la réalité. L’effroi dénaturé du chevalier, sa répugnance et cette angoisse qui mettait du livide à sa joue, échappaient à la pauvre femme, ou du moins la fièvre de son émotion transformait tout cela pour elle. Ce qu’elle voyait, ce n’était point le présent triste, la vérité cruelle, mais bien ses anciens espoirs qui prenaient une forme, et ses souvenirs rappelés.

— Jacques, reprit-elle, je suis venue bien des fois jusqu’à la porte de ta maison… Je cherchais dans la grande cour où il y avait des équipages riches, attelés de leurs brillants chevaux… Tout cela est-il à toi, mon fils ?… Je regardais aux fenêtres où il y avait tant de tulles brodés, de velours et de soie !… Chez nous, Jacques, dans la chambre où tu es né, il n’y a jamais eu ni soie ni velours ; mais, autrefois, tu dois t’en souvenir, nos carreaux se cachaient sous de la percale bien blanche… La percale, s’est usée, mon pauvre enfant, et la serpillière que j’ai mise à sa place a maintenant trop de trous pour cacher le vide de notre demeure… Je me disais toujours : Si Jacques savait cela, il viendrait dans la maison de son père pleurer avec nous et nous secourir… Mais je n’osais pas entrer ; j’avais peur de te faire honte… Quand je regardais les beaux habits de tes domestiques, je perdais mon courage, et je me trouvais trop pauvre pour les aborder.

Reinhold poussa un gros soupir ; il était à la torture.

— D’autres fois, poursuivit la vieille femme, j’allais t’attendre dans la rue… Je sais les endroits où tu passes, et bien souvent ton regard distrait est tombé sur moi, qui me cachais, honteuse, dans la foule… Il me semblait toujours que tu allais me reconnaître… Et mon cœur battait ; mes yeux, qui ont tant pleuré, retrouvaient des larmes !…