Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/514

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et son pauvre cœur de mère s’élançait vers lui ardemment ; elle l’aimait autant, elle l’aimait plus qu’au jour lointain où elle était heureuse.

L’enfant s’était fait homme et presque vieillard ; nul autre œil que celui de sa mère n’aurait pu le reconnaître ; mais, au travers du présent, les mères voient le passé.

Sous cette taille épaisse et ramassée, la vieille femme apercevait l’adolescent svelte dont elle avait suivi tant de fois du regard la marche vive en souriant. Derrière les rides de ce visage, elle retrouvait des joues de dix-huit ans, vermeilles et potelées.

C’était son Jacques, son fils préféré, le plus cher de tous ses amours.

Elle songeait ainsi. Son âme s’éveillait, rajeunie ; la longue misère lui semblait un rêve douloureux et menteur.

Au bout de quelques minutes, la réalité disparut pour elle ; une illusion chère la plongea dans une sorte d’extase.

Ses mains se joignirent ; ses yeux se noyèrent ; sans savoir, elle murmura bien doucement :

— Jacques !… Jacques, mon pauvre enfant !…

C’était la première parole qu’elle prononçait. Le chevalier tressaillit, comme on fait au choc soudain d’une décharge électrique.

Son regard erra, craintif et cauteleux, tout autour de l’antichambre, et se fixa sur Klaus, qui faisait mine de ne rien entendre et de ne rien voir.

— Allez-vous-en ! dit-il d’une voix étouffée.

Il parlait si bas que Klaus ne comprit point.

Sa face livide devint pourpre…

— M’entendez-vous ? s’écria-t-il en fermant les poings avec rage ; — allez-vous-en ! allez-vous-en !…

Klaus, épouvanté, s’enfuit, sans oser regarder en arrière.

Le chevalier, comme s’il n’eût attendu que cet instant, se dirigea d’un pas pénible vers la porte des bureaux ; mais il ne put arriver jusque-là, et il fut obligé de se laisser choir sur la banquette.

Ses sourcils étaient froncés, et la colère, impuissante, contractait sa lèvre. Comme si ses paupières baissées n’eussent point été un bandeau suffisant pour sa vue, il mit sa main au-devant de ses yeux.