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à elle-même, quelle route eût-elle choisie, je ne peux pas le dire… Ce qui est certain, c’est qu’il y eut une voix pour murmurer des paroles de séduction à son oreille… Un homme se trouva sur son chemin pour lui dire que la vertu n’est que mensonge, et qu’il n’y a rien au ciel… Un homme à la parole railleuse, au doute sincère et profond ; un homme qui se fit un bonheur de glacer ses jeunes élans et de façonner l’âme de la jeune fille à l’image de son âme, à lui, qui était usée et flétrie… Cet homme l’aimait d’un amour impossible à peindre, et il la posséda…

Le docteur s’interrompit pour respirer avec force ; sa poitrine semblait s’élargir ; un éclat fauve s’allumait dans son œil.

— Ce fut un triomphe plein d’enivrement, reprit-il d’un accent ému. Sara était belle comme une perle d’Orient… Elle entrait dans sa quinzième année… Jamais fille d’Ève ne fut si comblée de grâces et de charmes… L’homme qui fut son maître un instant avait dépassé déjà depuis bien des années les limites de la jeunesse : il aurait pu être le père de sa maîtresse ; — mais cet homme, depuis les jours de son adolescence, comprimait de force les élans de son cœur, et se donnait tout entier à des labeurs solitaires… Cet homme n’avait jamais aimé ; il ne savait que les misères de la passion et ces poignants désirs qui tourmentent l’anachorète. Ce fut le paradis ouvert !…

Rodach écoutait, les mains croisées sur ses genoux ; sa physionomie et son attitude peignaient la plus sincère indifférence. Le docteur, au contraire, était ému jusqu’à l’angoisse.

Cela formait un contraste bizarre. Le Portugais, d’ordinaire si calme et si roide, laissait passer l’unique passion de sa vie, qui s’exhalait en une plainte triste et presque poétique ; mais cette plainte glissait sur l’âme de son compagnon comme un vain bruit. — Rodach ne témoignait nulle impatience ; son regard ne donnait nul signe d’intérêt.

Et le docteur poursuivait, emporté sur la pente de ses souvenirs ; on ne l’encourageait point, et il continuait d’épancher son âme, comme un enfant trop faible pour garder un secret, lui dont la conscience close ne s’était jamais ouverte aux regards d’un ami !

C’était un étranger qu’il choisissait pour confesseur ; c’était presque un inconnu, c’était peut-être un ennemi…