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En un moment où les questions de la vicomtesse redoublaient, plus pressantes, les doigts de Julien rencontrèrent ce petit papier qu’il avait trouvé dans sa poche, au déjeuner du café Anglais.

Ce papier, il l’avait oublié.

Dès qu’il le sentit sous sa main, son trouble s’évanouit, mais, en même temps, l’expression de son visage devint plus triste.

Le chiffon de papier était, en effet, à la fois une réponse aux questions embarrassantes de la vicomtesse, et un obstacle de plus entre Esther et lui.

Il releva les yeux sur sa mère, et tira le papier de sa poche.

— Madame, dit-il d’un ton solennel et grave, — j’ai tardé à vous répondre, parce que j’ai à vous révéler une chose étrange… mieux que moi, vous pourrez juger la valeur de cette accusation, portée contre la maison de Geldberg.

— Une accusation ! murmura madame d’Audemer ; — contre la maison de Geldberg ! Je puis affirmer d’avance que c’est une infâme calomnie !

Julien lui tendit en silence le papier qui était froissé dans tous les sens, et déchiré vers son milieu, de manière à couper la phrase écrite. Les caractères en étaient presque illisibles.

Madame d’Audemer fut bien une minute à le déchiffrer.

— « Ta sœur va épouser le meurtrier de ton père, » lut-elle enfin tout haut sans le vouloir, — « et toi la fille de… »

C’était après ce mot que le papier se déchirait.

Julien s’attendait à voir sa mère hausser les épaules avec mépris, et rejeter bien loin cette accusation bizarre ; mais il en fut tout autrement.

La vicomtesse relut deux ou trois fois le contenu du billet, puis elle le remit à son fils.

Ses mains se croisèrent sur ses genoux ; elle se renversa contre le dossier de la causeuse, et tomba dans une rêverie muette.

Son regard était triste ; ses sourcils se froncèrent au-dessus de sa paupière baissée.

Il y avait vingt ans que son mari était mort ; mais Hélène, dont le cœur et l’esprit pouvaient se tromper trop souvent, était bonne par nature ; elle se souvenait, et, chaque fois que la pensée de Raymond revenait la visiter, sa vieille douleur renaissait, vive au fond de son âme.