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nant, il semblait que ses souvenirs étaient plus précis que la réalité même ; il voyait de loin ce qu’il n’avait point vu de près ! cette femme inconnue, il croyait la reconnaître…

Les circonstances se groupaient dans sa mémoire interrogée ; il se rappelait une parole de Franz, qui lui avait dit, peut-être par hasard : — Que feriez-vous, si vous rencontriez sous le masque la femme que vous aimez ?…

Il s’indignait contre lui-même, et s’accusait d’être insensé ; mais, sous le masque de sa belle conquête de la nuit précédente, il entrevoyait désormais un visage connu ; et, sur les doux rêves qui avaient charmé pour lui les longues heures de l’absence, il y avait comme un voile de deuil.

Néanmoins il ne faudrait point poétiser outre mesure les sentiments qui agitaient le jeune enseigne, ni grandir un dépit chagrin jusqu’à la taille du désespoir. Après une nuit de veille, qui n’a ses pensées noires ? Quand la tête est lourde, quand les yeux brûlent, quand les reins se plaignent, nous voyons tout sous des couleurs assombries, et la mauvaise humeur étend autour de nous ses fantasques brouillards qui découragent et qui énervent…

Julien avait le spleen.

Il ne mangeait pas plus que sa sœur, et sa main, passée sous le revers de son frac, tourmentait au fond de sa poche ce petit morceau de papier dont la lecture l’avait fait pâlir, dans le cabinet du café Anglais.

Ceci était plus sérieux que le soupçon tardif qui l’assaillait à l’endroit de son domino bleu. Julien savait par cœur les paroles griffonnées sur le petit morceau de papier, et c’était pour lui comme une menace, vibrant incessamment à son oreille.

Julien était fort malheureux, et faisait triste figure à ce déjeuner d’arrivée. Madame d’Audemer seule avait un visage serein. Elle était joyeuse de revoir son fils sous ce brillant costume d’enseigne, qui fait l’orgueil des mères et la gloire des jeunes gens forts en trigonométrie. Elle voyait l’avenir tout diapré de parures de noces, et croyait ouïr un lointain écho de contredanses, exécutées à de beaux bals de mariage.

— Il faut excuser votre sœur, mon cher Julien, dit-elle en nuageant sa