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sous la grande visière poilue ; on ne voyait guère que le menton de l’usurier qui suivait les mouvements de sa bouche, et semblait se trémousser d’aise.

Tout en grignotant sons déjeuner avec de sensuelles lenteurs, l’usurier disait :

— Fainéante ! vous ne pouvez pas avoir faim de si bonne heure, vous dormez la grasse matinée comme une grande dame ! Faites donc de la place dans le magasin pour ce que Dieu va nous envoyer aujourd’hui… Ne gâtez rien, et ne volez rien, petite fille ! Si je suis content de vous, à midi vous aurez du pain avec le reste de mon fromage.

Nono entra dans l’arrière-boutique.

Araby poursuivit son festin, l’œil au guet dans son trou noir, et ressemblant à un vieux singe voluptueux qui ronge une noix volée.

Gertraud avait regagné la maison de son père. Dans la petite cour Jean Regnault l’attendait, son orgue sur le dos.

Elle passa devant lui rapidement.

— Attendez-moi, dit-elle ; je vais revenir tout à l’heure.

Elle monta en courant l’escalier de sa chambre et ne donna même pas un regard à la marmite de terre dont le contenu bouillait à gros bouillons sur le fourneau embrasé.

Elle ouvrit la modeste armoire de noyer qui contenait sa modeste toilette. Dans un des tiroirs, elle prit une bourse renfermant une demi-douzaine de pièces d’or, toutes neuves et toutes brillantes, que son père lui avait donnée une à une.

Puis elle redescendit en courant, comme elle était montée.

Au lieu d’entrer dans la cour, elle s’arrêta sur le seuil et fit signe au joueur d’orgue d’approcher.

Jean Regnault était tout heureux de la voir mais il y avait sur son visage une tristesse plus grande que d’habitude.

Gertraud mit sa petite main blanche sur la veste de velours du pauvre garçon, et le regarda en face durant quelques secondes sans parler. Ce n’était plus la jeune fille insoucieuse et frivole, passant de la prière aux chansons, et se révoltant contre la tristesse enfantine de ses rêveries.

Il y avait dans son regard un intérêt sérieux et profond.