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dans le bal, — et vous devez avoir des idées plus sévères que nous autres, enfants du hasard… Si vous aimiez une femme riche, belle et noble comme vous, et qu’il vous arrivât de la rencontrer en un de ces lieux faciles où toute vertu reçoit quelque accroc en passant, donneriez-vous volontiers le nom de votre père à cette femme ?

— De quel lieu parlez-vous ?

— Il y en a vingt… un bal masqué, par exemple.

La figure de l’enseigne devint sérieuse.

— Et pourquoi me demandez-vous cela ? murmura-t-il.

— Pour savoir…

Julien réfléchit un instant.

— Je n’ai jamais aimé qu’une femme en ma vie, répondit-il enfin ; cette femme est Esther de Geldberg, que je connaissais avant son mariage, alors que ma famille était pauvre, et que j’étais votre collègue dans les bureaux de la rue de la Ville-l’Évêque… c’est une bien vieille affection à laquelle je pense toujours et dont je parle rarement… Si je voyais Esther au bal, je partirais demain, et je me rembarquerais, laissant ici tous mes espoirs d’être heureux… Si quelqu’un me disait l’y avoir vue, je lui répondrais qu’il ment et je le tuerais.

La voix de Julien d’Audemer était grave et ses yeux exprimaient une résolution inattendue. Ce qu’il y avait en lui de mollesse insoucieuse avait fait place à une soudaine fermeté.

Une parole se pressait sur les lèvres de Franz, qui la refoula énergiquement.

— Mais si l’homme qui viendrait vous dire cela était votre ami ? murmura-t-il.

Les sourcils de l’enseigne se froncèrent. Il se tut durant une seconde et regarda son compagnon en face.

— Est-ce que vous l’avez vue ? prononça-t-il tout bas et sans desserrer les lèvres.

Franz hésita un instant, et sa physionomie, cachée sous le masque, ne put point parler à défaut de voix.

Le résultat de sa réflexion fut un éclat de rire un peu contraint.

— Quelle folie ! s’écria-t-il, la comtesse dort bien tranquillement à l’hô-