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Au milieu de la salle, sur un sol de salpêtre battu, trois couples de messieurs, cuirassés jusqu’au menton, et portant un treillage de fer sur la figure, se prodiguaient des coups avec une libéralité digne d’éloges. Aucun d’eux n’y allait, en vérité, de main morte. Les fleurets se pliaient en deux comme les fines baleines d’un corset de dame ou se brisaient comme verre ; les cheveux ruisselaient de sueur, et l’on entendait sous le masque le souffle haletant des adversaires.

Autour de la bataille un double cercle se rangeait. Les uns costumés pour la fête, le fleuret en main, le masque relevé comme la visière d’un casque antique, attendaient impatiemment leur tour ; les autres, simples juges du camp, portaient le paletot ou l’habit noir, et tenaient à l’œil le lorgnon amateur.

D’ordinaire, on se représente une salle d’armes comme un lieu où règnent le sans-gêne et les façons décolletées de l’estaminet ; mais chez Grisier, sauf le luxe qui fait complètement défaut, on est dans un salon. Les paroles s’y mesurent, courtoises et réservées : la cigarette proscrite n’y charge jamais l’atmosphère de ses parfums controversés, et quelque grande dame ayant fantaisie de voir des hommes se battre, peut oublier son flacon dans son boudoir, quand elle vient prendre place sur les banquettes austères du successeur de Saint-Georges.

Et, ce faisant, elle ne déroge guère, car les gens qui l’entourent forment un public d’élite. Ces deux jeunes gens, dont l’un secoue sa longue chevelure et porte des coups furieux, tandis que l’autre manie son épée avec une sorte de grâce coquette, sont les neveux d’un premier ministre de Russie ; cet autre, qui a des cris aigus et des mouvements brusques comme la foudre, est le fils d’un grand d’Espagne. Voici un Irlandais de famille ducale qui n’est pas catholique et qui n’aime pas O’Connell. Celui-ci est le marquis de G…, le député fashionnabie, qui se fait battre par le comte, son frère ; celui-là est le baron de…, sportman digne d’estime, dont la race est presque aussi pure que le sang de son cheval. Voici deux ou trois membres de l’aristocratie anglaise, un parent du président Polk et un cousin du cardinal Lambruschini. Voilà, plus loin, Alexandre Dumas, le puissant esprit, qui fait sortir des volumes tout reliés de sa tête, rien qu’en se grattant le