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meure les abords du Théâtre-Italien, font retraite en ces occasions et vont demander à dîner à leurs tailleurs. Il n’y a plus une seule botte vernie à la hauteur du café de Paris ; et Tortoni, stupéfait, cherche en vain dans la foule, sans cesse renouvelée, un de ces seigneurs marrons, bourrés de Nord, doublés de Fampoux, cousus de Saint-Quentin, dont l’aspect éblouit et fascine comme une promesse d’action avec cinquante écus de prime.

C’était le dimanche gras et il faisait beau temps. Depuis le milieu du jour, le flux allait et revenait le long du faubourg Saint-Antoine, des deux côtés du boulevard et dans la grande avenue des Champs-Élysées. Nul n’aurait su dire où se déversait le trop-plein de cette immense multitude, qui poursuivait son mouvement lent et continu, heureuse d’un plaisir qu’elle seule comprend et recherche.

Heureuse de se pousser, de se presser, de sentir ses souliers dans la boue ; heureuse de regarder les têtes qui ondulent à perte de vue ; heureuse encore d’entendre ce murmure confus, qui reste dans ses souvenirs comme un bon bruit de fête.

Quelques masques honteux, pontifes entêtés d’un culte qui se perd, trouvaient leur route comme ils pouvaient au milieu des fiacres et des équipages. Ils lançaient çà et là aux passants une provocation ennuyée, une plaisanterie qui ne faisait pas rire. Les enfants les regardaient en criant, et pleuraient pour avoir aussi des loques rouges et des perruques poudrées avec de la cendre. Les mères grondaient et relevaient leurs robes avec tout le cynisme de l’économie ; les chiens hurlaient et traînaient leurs pattes écrasées ; les papas comparaient gravement le vin azuré de Ramponneau au vin violet de la Courtille. Quelques grisettes parlaient des séductions orientales du salon de Mars avec quelques courtauds, voilant sous une apparence de candeur niaise les prétentions les plus illégitimes.

L’air se chargeait d’un épais parfum de beignets et de crêpes. Les échos répétaient à contre-cœur le cri nasillard des trompes, la promulgation de l’Almanach poissard, et l’ordre et la marche des garçons bouchers.

D’autres s’entretenaient du bœuf gras de l’an passé, qu’ils vantaient au préjudice de l’Apis de 1844.