Page:Féron - Les trois grenadiers (1759), 1927.djvu/16

Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
LES TROIS GRENADIERS

la garnison, hormis les sentinelles, se trouvait sous les huttes. Mais la bruyante arrivée de l’escorte attira aussitôt l’attention, de sorte qu’en quelques instants la moitié au moins de la garnison était accourue aux nouvelles. D’abord, en entendant les cris des soldats à demi ivres, les quolibets lancés aux prisonniers, plusieurs avaient cru à l’approche d’une troupe ennemie, de sauvages ou d’Anglais. Mais dès qu’on eut connu le motif de tout ce tapage, tout rentra dans le calme. Au reste, le capitaine Vaucourt et quelques officiers donnèrent immédiatement des ordres sévères : les prisonniers furent enfermés dans deux huttes voisines l’une de l’autre et les soldats se dispersèrent.

Le capitaine et Flambard se concertèrent aussitôt dans la case du grenadier.

— Capitaine, commença le spadassin, voici le papier que j’ai trouvé sur Foissan, et il est intéressant.

Jean Vaucourt constata de suite que c’était bien une liste de marchandises que Foissan avait reçu ordre de livrer à un officier anglais dont le nom était mentionné comme étant le Capitaine Chester.

Mais ces marchandises, où se trouvaient-elles ?

Voilà ce que nos deux amis ne savaient pas.

— Il faut, dit Jean Vaucourt, que nous sachions à quel endroit le capitaine Chester va prendre livraison de ces marchandises, et que nous empêchions ce marché.

Et que nous nous emparions de ce capitaine qui, ma foi, nous ferait un témoin précieux.

Vous avez raison. Pour en arriver là, il faut savoir où sont les magasins secrets de Cadet, et seul Foissan, peut-être, pourrait nous le dire.

Il ne parlera pas.

— Ses compagnons pourraient aussi nous renseigner.

— Je crois, dit le spadassin, qu’il serait plus aisé de faire parler l’un de ces gardes. Je vais songer à la chose et tâcher de trouver le meilleur moyen de leur tirer ce secret du ventre.

— C’est bon, j’ai confiance en vous. Pendant ce temps j’écrirai à Monsieur de Lévis pour l’instruire de cette affaire et, lui demander de convoquer un Conseil de Guerre. Toutefois il faudrait fixer une date, une date à laquelle nous serons certains d’avoir sous la main tous nos témoins.

— Je peux vous suggérer cette date, dit Flambard. Nous sommes, aujourd’hui, au 12… Mettons le 24.

— La veille de Noël ? fit le capitaine avec quelque surprise.

— Oui, sourit mystérieusement Flambard, afin que le vingt-cinq au matin ait lieu une exécution dont on parlera dans le monde entier.

Et le sourire énigmatique du spadassin était en même temps si terrible que Vaucourt frémit de malaise.

— Oh ! mon ami, dit le capitaine, je ne sais pas le fond de votre pensée, et je ne veux pas vous faire avouer votre secret, mais je me doute que vous méditez et préparez quelque chose d’effrayant.

— C’est vrai, ricana sourdement Flambard tandis que ses prunelles s’illuminaient ; et c’est quelque chose de si effrayant et de si comique en même temps, que l’univers entier éclatera de rire en dépit de son épouvante et de sa stupeur. Car rappelez-vous, capitaine, que j’ai juré de nous venger, de venger la France, de venger la Nouvelle-France…

Il se leva brusquement pour ajouter :

— J’ai l’idée que je cherchais pour savoir où sont les magasins secrets de la bande que nous voulons détruire, et je vais de suite en faire l’essai. J’irai frapper à votre porte dès que j’aurai pu me procurer des choses intéressantes.

Les deux hommes sortirent : Vaucourt pour se rendre à son habitation, Flambard pour aller frapper à la porte d’une case voisine. Mais le spadassin eut beau frapper rudement, la porte demeura close et nul signe de vie ne parut se manifester à l’intérieur. Il sonda la porte. Elle était verrouillée de l’autre côté. D’un léger coup d’épaule le grenadier fit sauter le verrou et entra. La case, ne contenait qu’une table, quelques escabeaux et deux grabats sur lesquels dormaient du meilleur et du plus solide sommeil les grenadiers Pertuluis et Regaudin, dont l’ivresse avait été ravivée par la chaleur de la hutte. Un grand feu de sapin, en effet, brûlait et pétillait dans la cheminée, et les flammes hautes éclairaient brillamment l’unique pièce de la case.

Flambard secoua durement les deux grenadiers.