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prévoir et d’appréhender, reprit le jeune homme avec une gravité vraiment impressionnante, que nous avons pour nous guider l’histoire de la fondation et de l’écroulement des grands empires des temps reculés. Prenez Rome, par exemple. Voyons d’abord la fusion des Latins, des Sabins et des Étrusques. Nos voisins n’ont-ils pas commencé par la fusion ? Comptons : les Américains, les Anglais, les Hollandais !… Voilà les maîtres ! Après la fusion les Romains se virent donc des maîtres auprès des petits peuples qui les avoisinaient. Ils fondèrent la république, croyant que cette forme de gouvernement serait plus élastique pour le succès de leurs projets. Ils invitèrent les peuplades voisines à se joindre à eux. Ils usèrent de promesses. On tendit un appât irrésistible. La république grandissait, les maîtres devenaient des puissants, l’ambition se développait. Quelques petites nations refusèrent de se joindre à la belle république ; celle-ci les prit par la force des armes. De ce jour la puissance romaine existait, mais elle manquait encore de solidité à cause de trop de matériaux dissemblables. On songea à l’assimilation, non par la force, mais par la ruse. Les maîtres dirent à leurs subordonnés : — « Ne vous gênez pas, vous êtes dans votre maison » !… Alors les subordonnés demandèrent des droits de céans. Les maîtres se mirent à rire. Les subordonnés s’aperçurent qu’ils n’étaient pas dans leur maison. Donc surgirent les luttes terribles qui ensanglantèrent Rome. Les Plébéiens attaquèrent les Patriciens… Plus tard ceux-ci se rendirent aux revendications de ceux-là. Mais il faut tenir compte que « ceux-là » n’étaient plus ce qu’ils avaient été lors de leur entrée dans la maison républicaine : maintenant ils se proclamaient d’aussi bons romains que les Patriciens : l’assimilation s’était accomplie. Les Américains sont en train de répéter l’histoire romaine : les Patriciens tendent la main aux plébéiens, c’est-à-dire aux Canadiens. Ils disent : « Entrez dans notre maison » ! Les Canadiens entrent, mais ils y sont tout à fait étrangers. Ils se disent : « Nous nous y ferons » !… Oui, mais pour s’y faire il leur faudra bien et nécessairement jouer le rôle des Plébéiens de Rome. Et ce rôle commencera dès que la république voisine aura été reconnue par l’Angleterre. Alors qu’arrivera-t-il ?… Oh ! cela pourra prendre du temps, mais il arrivera que tous les éléments divers et si dissemblables qui serviront à la construction de cette machine et qui en formeront comme l’essieu ne se souviendront plus de leur origine première.

— Et cette machine, demanda Du Calvet excessivement impressionné par le langage pondéré et grave du jeune homme, que penses-tu qu’elle puisse devenir ?

— Votre question nous ramène à l’unité politique, chose que je crois tout à fait imaginaire, du moins en ce qui regarde un pays aussi mélangé d’ingrédients si divers et si variés que l’était Rome. L’assimilation, quoique réussie, ne peut être parfaite. Dans tout corps sociétaire d’apparence solide toujours réside l’individualisme, et cet individualisme représente dans le corps le matériel défectueux. Plus il entre, dans la construction, de ce matériel défectueux, plus le bâtiment penche vers l’écroulement. Il arrive donc, mon père, qu’un jour la machine casse… tel le grand Empire Romain !

— Et tels, ajouta Du Calvet, tous les grands empires composés de matières hétéroclites. Mais alors que deviennent, non les matières premières, mais les matières secondaires ?

— Les Plébéiens, voulez-vous dire ?

— Oui, sourit Du Calvet, c’est une figure que je voulais faire.

— Je vous comprends, sourit également le jeune homme. Les Plébéiens, mon père, se trouvent, le plus souvent jetés à la porte.

— Ils n’ont plus de maison ?

— Ils n’ont plus de patrie. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ?… Ils l’ignorent. Hier, c’étaient des Romains ; aujourd’hui ils sont devenus peuples errants, inconnus et méprisés. Il leur faudra donc recommencer à se faire une patrie, ils se joindront à d’autres Plébéiens également d’origine inconnue, ou d’origine si lointaine et si vague qu’elle leur paraîtra étrangère. Mais alors ayant perdu toute énergie de race, tout caractère distinctif, ces plébéiens malheureux retomberont sous la main d’un autre maître. C’est ainsi que tant de races et de peuples anciens ont tout à fait disparu et dont il ne nous sera jamais possible de connaître ni l’origine ni l’existence.

— Donc une race meurt ? interrogea Du Calvet.

— Elle est sujette à la mort, mon père. Mais il est certain, tout comme l’individu, qu’une race bien constituée peut vivre plus longtemps qu’une autre race.

— Ainsi donc, par exemple, la race Canadienne, constituée de bons et sains matériaux français, peut vivre longtemps ?

— Aussi longtemps que le monde pourra vivre lui-même ; mais à condition que nous n’allions pas nous jeter dans la lutte contre les Patriciens.