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LE SIÈGE DE QUÉBEC

dre, Regaudin laissait Pertuluis piger à sa guise dans le tas qui ruisselait, qui chantait à rendre fous des avares.

Une fois qu’ils eurent bourré leurs poches, et, appesantis par la lourdeur des beaux louis, les deux grenadiers s’assirent pour se concerter.

— Moi, suggéra Pertuluis, je remettrais le coffre et le reste de son contenu dans le trou que je comblerais ensuite. Plus tard, lorsque notre provision sera épuisée, nous reviendrons.

— Tu as peut-être raison, Pertuluis. Mais voilà… si le hasard faisait que d’autres vauriens de brigands, de mendiants, de voleurs vinssent à mettre les pattes ici ?

— Bah ! on va empiler dessus toutes les planches de la maudite baraque.

— C’est bon, à l’œuvre, dit Regaudin.

Les deux grenadiers travaillèrent durant une heure à mettre à l’abri leur trésor. Puis, fatigués, rompus, assoiffés et le ventre torturé par la faim, ils décidèrent de sortir de la cave et de chercher par la basse-ville un cabaret d’abord, une auberge ensuite. Mais sortir de là ne fut pas aussi facile qu’ils l’avaient pensé ; quantité de poutres et de planches étaient tombées sur le panneau de la trappe qu’ils ne purent soulever. Une barre de fer se trouvait là. Avec cet outil Pertuluis réussit à faire sauter les gonds du panneau. Mais il restait encore à reculer les poutres et planches. Les deux grenadiers travaillèrent longtemps et péniblement, avant de pouvoir pratiquer une ouverture suffisante pour leur permettre de passer. Ils avaient travaillé sans la conscience du temps qui s’écoulait. Ils avaient seulement remarqué, et non sans une grande satisfaction, que le bombardement avait cessé.

Enfin, ils grimpèrent hors de leur trou et se trouvèrent en pleine clarté du jour. Tout, autour d’eux, n’était que débris. Ils se dirigèrent vers la rue Sault-au-Matelot. Chemin faisant ils croisèrent des femmes et des enfants sans foyer qui pleuraient. Dans la main des enfants les deux grenadiers mirent des poignées de louis, comme si avec de l’or, à ce moment tragique, ces femmes et ces enfants pouvaient se construire un logis et trouver de quoi manger ! C’était fou… c’était si fou que les enfants jetèrent l’or, que les femmes, après s’être ravisées peu après, ramassèrent ! Quoi ! plus tard cet or pourrait devenir utile encore ! Les deux grenadiers passèrent devant le cabaret de la mère Rodioux, avec le secret espoir d’y pouvoir vider un carafon. Mais à leur grande déception, ils virent la baraque de l’ancienne mendiante en ruines.

Nos deux compères, mourant de faim et de soif, décidèrent d’aller tenter fortune à la haute-ville.

De là-haut partaient toutes espèces de rumeurs mêlées d’appels de clairons, de roulements de canons, de galopades de chevaux. Dans la rade de Québec et devant Beauport les vaisseaux de la flotte ennemie évoluaient en tous sens, et autour des navires voguaient des berges chargées de matelots et de soldats. Des berges et des navires approchaient à une assez faible distance de la Canardière, puis ils côtoyaient la rive en descendant vers Montmorency, puis remontaient le fleuve.

Les deux grenadiers, avant d’atteindre la Porte du Palais, virent ce mouvement et ces manœuvres.

— Ah ! diable, fit remarquer Pertuluis, les Anglais vont-ils encore débarquer par là ?

Ils accélérèrent leur marche. Bientôt ils furent sous la Porte du Palais qu’ils trouvèrent toute grande ouverte. Ni gardes ni sentinelles ne se trouvaient là. Les environs de la Porte étaient déserts ; mais plus loin, du côté du Fort Saint-Louis d’une part, et du côté de la Porte Saint-Jean de l’autre, partaient des bruits étranges.

Les deux copains montèrent dans la direction du Fort Saint-Louis. Ils espéraient trouver à mi-chemin une auberge où ils pourraient se restaurer. Ils croisèrent un grenadier qui courait et dévalait vers la Porte du Palais. Pertuluis reconnut un camarade de son détachement, et l’arrêta.

— Que se passe-t-il au juste ? demanda-t-il.

— Les Anglais… répondit laconiquement le grenadier… dans la plaine !

Il indiqua la campagne vers les Portes Saint-Jean et Saint-Louis.

— Oh ! oh ! fit Regaudin, décidément ça sent la poudre !

— En avant ! cria Pertuluis, on se bat !

— Taille en pièces ! hurla Regaudin.

— Pourfends et tue ! rugit Pertuluis.

Ils prirent leur course. L’instant d’après, ils se mêlaient curieusement à des régiments assemblés devant le Château et le Fort.

Montcalm, monté sur un coursier brun et fringant, donnait des ordres rapides. Sa voix brève et véhémente retentissait dans l’espace :

— Soldats du roi de France, c’est aujourd’hui votre jour de gloire !…

Une longue clameur s’éleva pour saluer ces paroles fières du chef.

Déjà des bataillons de miliciens marchaient vers la Porte Saint-Jean. Des régiments de réguliers, chantant leurs refrains guerriers, gagnaient la Porte Saint-Louis.

Des femmes apeurées et des enfants curieux se mêlaient aux soldats : les femmes encourageaient leurs maris ou faisaient leurs adieux ; les enfants, eux, semblaient envier le sort de ces guerriers, et tous les accompagnaient vers les Portes de la ville. On ne voyait pas de larmes, on ne sentait pas de désespoir. S’il n’y avait pas de joie, il y avait de l’espérance ! Les soldats paraissaient marcher à une victoire certaine, et cette certitude fortifiait ces pauvres femmes dont les souffrances et les angoisses avaient été durant si longtemps une torture sans nom.

Pertuluis et Regaudin, la langue sèche, la faim au ventre, aperçurent tout à coup leur détachement qui s’élançait au pas de course à la suite du général Montcalm et de ses aides-de-camp. Ils coururent au détachement en criant à tue-tête :

— Aux Anglais !

Ils couraient ainsi, sans fusil, sans rapières, sans même de pistolets.

Un aide-de-camp de Montcalm, qui revenait du Château où il avait porté des ordres à M. de Ramezay, les dépassa. Puis il s’arrêta surpris.