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LE SIÈGE DE QUÉBEC

— Mais le convoi a reçu ordre de mouiller à Batiscan ! dit la sentinelle stupéfaite.

— C’était pour tromper les Anglais, répliqua Fraser. Chut ! ajouta-t-il, pas de bruit, car les vaisseaux ennemis ne sont pas loin.

Les sentinelles s’écartèrent. Elles virent d’autres berges, glisser vers elles comme des fantômes. Fraser sauta sur la rive avec ses hommes.

— Trahison ! cria une sentinelle qui venait d’entendre un échange de paroles vives en langue anglaise.

Mais sa voix fut vivement étouffée. Les trente hommes de Fraser se jetaient sur les sentinelles et les réduisaient à l’impuissance.

D’autres berges arrivaient, et Wolfe montait l’une d’elles, Peu à peu la plage s’emplissait de soldats anglais. Tout se passait en silence et avec le plus bel ordre. Wolfe attendait qu’il eût assez de soldats avec lui pour tenter l’escalade des hauteurs.

Mais là-haut un garde avait entendu le cri de la sentinelle, il avait aussi aperçu plusieurs berges qui approchaient de la rive. Inquiété par ce cri, ces berges silencieuses et par le grondement des canons anglais, il courut à la baraque de Vergor et lui fit part de ses craintes.

Vergor, et trois de ses subalternes buvaient et continuaient de jouer à l’argent. Tous quatre étaient à demi ivres.

— Bah ! se mit à rire Vergor, il ne manquerait plus que ça que Monsieur Wolfe vînt faire la partie avec nous !

Les trois autres officiers partirent de rire.

Vergor fit servir une forte rasade d’eau-de-vie au soldat et lui dit :

— Mon ami, si tu penses que les Anglais débarquent en bas, cours prévenir Monsieur l’intendant pour qu’il me donne des ordres !

Et, sans plus, il se remit à sa partie.

Le soldat, prenant Vergor au mot, s’élança vers la cité, vers la maison de l’intendant.

— Ces Canadiens, disait pendant ce temps Vergor, ont tellement peur des Anglais qu’ils croient les voir partout. Pardieu ! on entend leurs canons là-bas… ils ne peuvent être là et ici à la fois ! Et puis, ensuite, qu’importe !… Une heure après, ivres tous quatre, les officiers se mettaient au lit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On se rappelle ce qu’avait bredouillé Cadet, en apprenant que les Anglais étaient débarqués au Foulon :

— Ah diable ! les Anglais… je les avais oubliés ! Et les quatre cents sacs de farine ?…

La ruade que lui avait si bien appliquée Flambard, la nouvelle du débarquement des Anglais au Foulon, mais plus encore peut-être la crainte de se voir frustré des deux mille livres sterling que Foissan devait lui rapporter le soir même, parurent dégriser complètement le munitionnaire. Flambard était à peine sorti de la maison de l’intendant que lui, Cadet, donnait immédiatement des ordres pour qu’on allât atteler l’une de ses berlines. Une heure de nuit sonnait. L’instant d’après la berline recevait le munitionnaire et Deschenaux dont il voulait être accompagné, puis, escortée de six gardes à cheval, la voiture partit à toute vitesse dans la direction du camp de Vergor.

Une demi-heure après Cadet essayait vainement de réveiller Vergor, qui se contenta de grogner avec humeur pour se tourner sur l’autre côté.

Cadet s’informait de Foissan.

Un subalterne de Vergor, à demi réveillé, lui assura que l’Italien n’avait pas été vu.

— Et les Anglais ? interrogea Cadet, ils ne sont donc pas débarqués ?

L’officier se mit à rire.

— Des histoires, dit-il. Est-ce qu’on les voit seulement ?

Il se rendormit.

Le silence régnait partout aux abords du Foulon.

Cadet envoya un de ses gardes aux nouvelles.

Cet homme rapporta peu après que les sentinelles avaient bien remarqué un certain mouvement sur le fleuve et en bas des hauteurs, mais que là-haut rien d’important ne s’était passé.

Cadet, alors, voulut se rendre jusque sur les hauteurs mêmes de l’Anse ; mais à cet instant une fusée d’un rouge ardent, semblant partir du fleuve, s’éleva dans la nuit obscure, déchira les ténèbres, puis s’éteignit peu à peu comme des étincelles emportées par le vent. Mais bien que fugitive, cette raie lumineuse avait permis à Cadet et à Deschenaux de voir une quantité de berges montées de soldats anglais approcher de l’Anse.

— Ça y est, murmura Deschenaux, ce sont les Anglais ! Dites adieu à vos deux mille livres, ami Cadet, et regagnons la maison de Monsieur l’intendant, si nous ne voulons pas tomber entre les mains des Anglais !

— Eh ! par Notre-Dame ! cria Cadet avec fureur, je ne suis pas un ennemi des Anglais, et j’ai bien le droit de leur réclamer ce qu’ils me doivent !

— Vous réclamerez après !

— Après ?… Mais il sera trop tard. Oh ! ce maudit Fossini m’aura certainement joué !

Plusieurs coups de feu retentirent tout à coup aux abords de l’Anse.

— En route ! cria Deschenaux.

Il poussa Cadet dans la berline qui à toute allure reprit le chemin de la rivière Saint-Charles. Il était temps : Wolfe lançait ses hommes sur les hauteurs de l’Anse.

Mais Cadet était loin de se douter encore de tout ce qu’il perdait en cette nuit funeste. Il n’allait plus entendre parler et encore moins palper les deux mille deux cents livres empochées par Foissan. Il allait constater la perte de quatre de ses navires capturés par les Anglais. Et ces navires avaient été chargés à l’avance des biens du munitionnaire, afin qu’ils fussent prêts à prendre la mer à la première opportunité. Outre une grande quantité de fourrures de grande valeur, des pièces de mobilier luxueux, de la vaisselle d’or et d’argent, le munitionnaire perdait plus de la moitié de sa cave. En effet, l’un des quatre navires saisis par Holmes portait 120 barriques de vins et d’eaux-de-vie !

Le munitionnaire commençait seulement à rendre gorge…