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LE SIÈGE DE QUÉBEC

murailles les plus solides s’étaient ouvertes devant lui. Y avait-il donc du sortilège dans cet homme ? Oui, Bigot commençait à penser ainsi. Alors, il résolut d’essayer une autre arme, mais une arme tout à fait nouvelle, une arme originale même ! Son regard sournois venait d’aviser le beau et lourd lustre qui demeurait suspendu au-dessus de la tête de notre ami. L’intendant ébaucha un sourire imperceptible, et il dit de sa voix douce qu’il savait si souvent rendre suave :

— Monsieur Flambard, je vous prie d’attendre un moment, je vais envoyer un domestique là-haut pour savoir si l’enfant est encore là.

Il fit signe à un valet qui s’approcha rapidement, et à ce valet l’intendant murmura quelques paroles que Flambard ne put entendre. Le valet s’inclina, gagna un large escalier placé à peu près vers le milieu du vestibule et monta vivement vers l’étage supérieur.

— Comme vous voyez, monsieur, reprit l’intendant, avec un sourire ambigu, j’ai dépêché ce domestique auprès de la femme de charge à laquelle l’enfant avait été confié. Cette femme nous fera savoir bientôt si cet enfant est encore là.

— Il devait donc partir ? demanda Flambard qui épiait ardemment tout ce qui se pouvait mouvoir devant lui.

— Ce soir même il allait être rendu à sa mère.

— Ah ! ah ! vous saviez quelle était la mère de l’enfant ?

— Je l’ai su aujourd’hui seulement. Deux de mes gardes avaient trouvé cet enfant sur le bord d’une route. Ils l’apportèrent ici. Je mis de suite des agents en campagne afin de découvrir les parents du petit. Aujourd’hui, comme je vous l’ai dit, on est venu m’informer que l’enfant était celui du capitaine Jean Vaucourt et de sa femme, Héloïse de Maubertin. J’ai donc donné des ordres pour que l’enfant fût rapporté à sa mère.

Naturellement, Flambard ne pouvait se laisser prendre à cette histoire, puisqu’il savait que Jean Vaucourt avait retrouvé son enfant, et que cet enfant lui avait été remis par le milicien Aubray. Mais ce mensonge de l’intendant l’étonna. Il se demandait pour quel motif Bigot mentait ainsi. Est-ce qu’on ne méditait pas contre lui quelque traîtrise ? Certes, Flambard était sur ses gardes ; mais avec des gens aussi lâches que la bande qu’il avait sous les yeux, il avait tout à redouter. Et cette bande, jusqu’alors silencieuse et immobile, se mit à osciller légèrement, les têtes se penchèrent vers les têtes, les bouches s’approchèrent des oreilles, des chuchotements mystérieux survolèrent, des sourires se croisèrent, des grimaces s’esquissèrent et les regards ou méprisants ou moqueurs se mirent à toiser le spadassin. Lui, vit ce manège nouveau et il comprit qu’on allait essayer de le rendre ridicule. Il vit même sur les belles lèvres rouges de Mme Péan un sourire… mais un sourire qui parut avoir une signification outrageante pour lui et la dignité qu’il déployait à ce moment. Il décida d’achever sa mission sans plus tarder.

— Monsieur l’intendant, dit-il, il me semble que votre valet tarde beaucoup à revenir ; je vais aller voir ce qu’il fait. Il fit mine d’avancer.

— Ne bougez pas ! ne bougez pas ! cria vivement Bigot en levant une main. Ce domestique va revenir, soyez-en sûr.

— Hé ! clama Flambard, croyez-vous que je vais me laisser prendre à vos mimiques de singes et à vos supercheries ?

Il se mit à ricaner.

— Au fait, ajouta-t-il moqueur, si vous me commandez de ne pas bouger, c’est donc qu’on est en train de couper le parquet sous mes pieds ? Eh bien ! je suis fatigué de vos trappes et de vos caves, de vos fournaises et de vos citernes, je bouge… j’avance… car il me faut cet enfant !

Il marcha cette fois rudement vers l’intendant.

À la seconde même un bruit effrayant retentit, un choc se produisit qui secoua violemment les murs de la maison, et un cri d’effroi échappé aux belles jeunes femmes de l’assistance emplit l’espace.

Flambard s’était vivement retourné ; car ce bruit, car ce choc s’était produit derrière lui, sur ses talons presque, et il vit, mais sans surprise, le beau et lourd lustre sous lequel il était arrêté la seconde d’avant ; oui, il vit le magnifique lustre tombé du plafond et écrasé sur les dalles du vestibule, avec ses bougies, pour la plupart éteintes, brisées en mille miettes. Il ne s’en était donc fallu que de quelques pouces que ce lustre ne fût tombé sur la tête de notre héros et qu’il ne l’eût écrasé à mort.

Des domestiques se précipitèrent pour éteindre les bougies qui étaient demeurées allumées.

Alors le spadassin se mit à rire doucement.

— Monsieur, fit-il remarquer à l’intendant qui demeurait très pâle, vos lustres me paraissent très mal suspendus. C’est une épée de Damoclès sous laquelle il n’est pas bon de rester. Prenez garde, monsieur ! car je vois au-dessus de votre tête un autre de ces superbes lustres !

Mme Péan jeta un petit cri d’effroi et elle abandonna le bras de l’intendant pour s’écarter du lustre. Car elle et Bigot, lorsque Flambard avait marché vers eux, s’étaient vivement reculés, et à la chute du lustre, ils s’étaient soudainement arrêtés sous un autre.

Bigot, aux paroles de Flambard, ne bougea pas ; il se borna à sourire.

Parmi ses gens une grande excitation régnait. Flambard surprenait des regards de haine ou de déception dirigés contre lui, il voyait des lèvres remuer et il pensait que ces lèvres prononçaient des imprécations contre lui ou proféraient des menaces. Mais il ne parut pas se préoccuper, attendu que le danger le plus sérieux était maintenant évité.

Il reprit, très ironique :

— Oh ! je comprends bien, monsieur l’intendant, que ce lustre, qui vient de se briser sur ces dalles au lieu de se casser sur ma tête, ne tenait qu’à un fil auquel vous l’aviez tout probablement vous-même attaché. Vous êtes très ingénieux. Je m’étais habitué à me défier de vos parquets qui ont la manie de s’ouvrir sous les pas de vos visiteurs ; maintenant et doré-